CHAPITRE QUINZE

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Le bruit de leurs pas semblait encore suivre Judi lorsque son front se plaqua au mur froid. Alors qu'il se dirigeait vers le petit tabac au coin de la rue, il sentit que ça bourdonnait dans sa tête. Les images se succédaient. Le petit Judi se souvenait de ce que le grand Judi semblait avoir oublié. Âgé d'une dizaine d'année, l'époque où il se prénommait encore Jordan, il jouait souvent aux billes avec Sanders. Les deux garçonnets se retrouvaient dans la cour de l'école et se pavanaient comme des jumeaux inséparables. Le blondinet à la mèche touffue, lui tombant sur les yeux, l'accompagnait dans toutes les conneries innocentes qui leur passaient par la tête. Ils étaient dans leur monde, le temps d'un instant.

Sanders n'a jamais su décrypter une chose chez Jordan : pourquoi cet enfant étouffait-il dans ses vêtements alors que ses dents claquaient en une mélodie stridente ? Dès qu'ils franchissaient les grilles vertes de la petite école, le haut du jeune brun tombait au sol et, dans un éclat de rire, il saluait son ami pour se diriger vers le nord de la ville. Les rues étaient remplies d'écoliers avec leur cartable coloré, marchant dans les pas de leurs parents. Jordan semblait heureux à l'époque, son torse frêle et maigrichon exposé au monde. Même lorsque les plus grands lui prenaient son argent de poche, auquel il n'attachait aucune importance, il rentrait chez lui tout sourire.

Il eut pourtant ce jour où sa mère oublia de lui donner ses deux petites pièces. Judi se souvint des différentes intensités de douleur qui parcoururent ses côtes à chaque coup encaissé, de la texture du bitume sur lequel il fut plaqué, du picotement du sel lorsqu'ils le forcèrent à en avaler tout un sachet et du goût ferreux du sang recraché. Lorsque leurs pieds cessèrent de s'abattre subitement dans son estomac, il se revoyait perdre petit à petit ses sensations dans un moment de latence. Leurs regards étaient, à présent, dirigés vers une jeune fille qui tenait fermement la main d'une dame aux lunettes noires. Ils attendaient que la longue crinière brune passe de l'autre côté du trottoir et s'efface aussi loin que possible de la scène de crime. Puis, ils reprirent encore plus violemment, lui laissant à peine la force de respirer.

Ce soir-là, Judi rentra avec plus d'une heure de retard. Sa mère l'accueillit avec colère avant de prendre peur devant le sang séché qui formait une trace rougeâtre le long de sa tempe. Son père s'énerva bruyamment contre les gamins qui avaient fait ça à son fils, provoquant ainsi la première crise de Judi.

« Tu ne peux pas te laisser faire comme ça. Il faut réagir, mon garçon, le sermonna-t-il. Je vais les retrouver.

— Non, tu ne le feras pas.

— Ils vont voir, marmonna-t-il, n'écoutant pas les protestations de son fils.

— Laisse les tranquille, sinon ça va tout changer.

— Changer quoi ? » demanda sa mère dans leur dos.

Jordan n'eut pas eu le temps de répondre. Pourtant, il était là, le point crucial. Il avait peur que l'équilibre de béatitude qu'il s'était efforcé de créer s'écroule sous la colère de son géniteur, qui malgré tout venait d'une bonne intention, il en était conscient. Mais il aurait tout fait pour protéger cette illusion dans laquelle il baignait constamment, cette utopie qui n'était néanmoins pas destinée à durer, quitte à ce que personne ne soit au courant de cet accident. Il avait développé une routine confortable, acceptant jour après jour un peu mieux le monde qui l'entourait, et il se sentait incapable de la quitter.

« Tu ne seras pas un enfant victimisé !

— Je le suis pas, dit-il tout bas.

— Tu le deviendras si tu ne réagis pas. Est ce que tu comprends, Jordan ?

— Arrête de crier, papa. »

Jordan eut l'impression qu'on le prenait à la gorge. Il se sentait piégé. On ne l'écoutait pas, on ne le comprenait pas. La colère communicative de son père était envahissante. Il sentit une vague secouer son estomac, le faisant exploser et extérioriser les sentiments qui le parcouraient depuis le premier coup. D'une force insoupçonnée, son poing s'écrasa sur le visage bouillonnant de son père. Il lut surprise et incompréhension dans son regard, regrettant immédiatement son geste, avant de finalement réaliser que ce qu'il venait de ressentir était de la jouissance. Son autre poing se leva. Un rictus déformait son visage et il s'apprêtait à taper. Il fut arrêté dans un bruit sec par le bras puissant de son père qui le maîtrisait parfaitement. Il se retrouva au sol sans vraiment s'en rendre compte tandis que son épaule le faisait souffrir. Le corps de son géniteur le tenait fermement plaqué, il ne pouvait qu'à peine gigoter.

« Tu es calmé ? » demanda celui-ci.

Jordan acquiesça douloureusement. Il devait s'avouer vaincu. Du haut de ses dix ans, il ne pouvait pas faire le poids face à un adulte.


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Hello, je vais essayer de poster un peu plus régulièrement désormais, mais je ne garantis rien. En attendant vous pouvez me suivre sur ma nouvelle fiction sur Fyctia : http://www.fyctia.com/decouverte-chapitre/123141/

Crépuscule sous les étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant