CHAPITRE CINQ

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Créa commanda un diabolo fraise. Sucré, pétillant, rafraîchissant, c'était tout ce qui lui fallait pour se plonger dans l'écriture romanesque d'Emily Brontë lors de cette chaude soirée d'été. Les néons du bar éclairaient faiblement les pages jaunâtres, mais derrière ses lunettes rondes, Créa devinait les paroles désespérées que Catherine chuchotait à Heathcliff. Ce livre, elle l'avait lu durant les vacances d'hiver, les examens de fin d'année, les barbecues de son père au printemps, ainsi qu'à cette même table l'été dernier. La passion silencieuse qui émanait des mots de l'anglaise lui donnait envie de croire en l'amour ainsi que de le renier. Pour elle, la folie était la plus belle des preuves.

Un léger picotement parcourut sa cuisse. Elle sortit de la poche de son jean un téléphone mobile à la vitre cassée et distingua derrière les fissures le nom de Judi. Il lui demandait si elle trouvait sa boisson assez savoureuse pour être dégustée toute seule. Elle sourit, cherchant des yeux le jeune homme.

Il se trouvait à quelques mètres de là, vêtu cette fois-ci d'un t-shirt. Il se tenait devant le tabac, un paquet de cigarette à la main et, de l'autre, son téléphone encore allumé qui éclairait son jean délavé.

Il s'accouda à la table en hauteur où Créa était assise et commanda, lui aussi, un diabolo, mais saveur menthe. Il s'alluma une Camel, tout en tendant le paquet ouvert, lui en proposant une. Elle fit une drôle de grimace, puis secoua la tête.

« Je ne fume pas ça.

— Tu es anti-camel ? »

Elle rit légèrement avant de sortir de son sac son paquet de Marlboro.

« C'est la même sensation, mais pas le même nom », dit-il en lui offrant la flamme de son briquet. 

**

La présence de Créa rassurait curieusement Judi. Assis tous les deux dans l'herbe brûlée par le soleil, ils écoutaient le cliquetis du lac et le ronronnement des canards. Une odeur de cigarette les entourait et la petite fumée blanche se rendait visible par les faibles rayons de la lune. Avec elle, il se sentait confortable, comme en paix avec un passé qu'elle ne connaissait pas. Elle était une des rares de la ville à ne pas avoir entendu parler des aventures de Jordan au primaire. Il avait devant ses yeux l'occasion de tout recommencer à zéro. Elle représentait sa chance.

Créa fermait les yeux, étendue sur le sol, le nez relevé vers les étoiles. Elle semblait paisible, mais en réalité, elle réfléchissait, elle imaginait, elle appréhendait d'être la personne qu'elle serait à la fin de l'été. Elle regrettait déjà celle qu'elle était désormais. 

Elle avait un grain de beauté qui surplombait sa poitrine, à la commissure entre son sein et son buste. Découvert par un haut vert assez décolleté, Judi le fixait, comme attiré par ce trou noir, comme s'il était la clé d'un autre univers. Il aurait voulu avoir connu Créa au lycée, au détour d'un couloir, la percutant et faisant tomber ses bouquins. Ou encore à la sortie des cours, quand tout le monde exalte son besoin de nicotine, lui demandant si elle n'aurait pas du feu ou une cigarette. Et, elle lui aurait tendu un papier roulé, rempli de tabac, jonché d'une écriture où il aurait pu lire Marlboro.

« J'ai peur, se livra-t-elle.

— À propos de quoi ?

— De grandir. Vivre ma destinée.

— Tu crois au destin ? »

Elle hocha la tête avant de reprendre.

« Je ne crois pas que notre rencontre soit un hasard. »

Il sourit, car il était d'accord lui aussi. Même s'il voulait se penser libre, maître de lui-même, il aimait l'idée que son existence ait croisé celle de Créa, parce que tous deux se cherchaient. Ils avaient quelque chose à partager.

« Le mois prochain, je ne vivrai plus ici. »

Il la regarda, perplexe.

« Je déménage pour les études. »

Il avait oublié que la vie des autres ne se résumait pas comme la sienne. Lui non plus n'avait aucune idée de ce qu'il ferait après ou quand il réussirait le baccalauréat. Il n'y pensait pas, c'était trop loin pour lui. Mais pour Créa, c'était imminent.

« Je vais devoir affronter une vie inconnue, entourée de nouvelles personnes.

— Tu te tires d'ici. C'est cool, non ?

— Ce n'est pas ce que je voulais, pas autant. Je ne veux pas que ma vie change. Je perdrais la stabilité que j'ai tant recherchée. Je ne suis pas prête à tout laisser. Je me sens coincée », avoua-t-elle.

Judi essaya de comprendre, mais il ne pouvait pas tant qu'il resterait cloîtré chez lui.

« J'aimerais aller au lycée, juste pour voir », lâcha-t-il, comme si lui aussi devait se livrer.  

Créa sourit, une idée en tête, mais ne répondit pas. Elle laissa le bruissement de l'eau s'en charger. Judi s'allongea à ses côtés. Il l'écouta respirer. Discrètement, il effleura ses doigts. Elle ne réagit pas. Il attrapa sa main, la tordant dans la sienne, la broyant, lui montrant avec quelle force elle devenait importante à ses yeux. Elle sourit, faiblement, mais il la vit faire.

« Le monde semble tourner au ralenti, murmura-t-elle. Tu m'éloignes de ce que je ne veux pas être. Merci. »

Il exerça une légère pression entre leur deux paumes. Elle s'accrocha à ses longs doigts, priant pour qu'ils ne s'éloignent pas. Les yeux rivés sur un monde obscur parsemé d'étincelles , ils rêvaient.


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Crépuscule sous les étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant