PARTIE 4 : LA NATIONALE
Créa releva délicatement le visage pour laisser le soleil réchauffer sa peau pâle. Assise entre sa demi-sœur et une collègue de travail de son père, elle attendait affamée que les saucisses aient fini de cuire. L'odeur des braises et de la viande grillée s'élevait dans tout le jardin. La fine fumée du barbecue venait chatouillait ses narines.
« Papa ! cria la petite tête brune à moitié avachie sur les jambes de Créa. C'est bientôt prêt ?
— Un instant, Leïla. »
La petite souffla, puis releva les yeux vers sa grande sœur pour lui offrir un sourire joyeux.
« Elle est contente de te revoir », s'exclama sa belle-mère, assise en face d'elles.
Créa acquiesça, elle aussi, ravie de retrouver cette autre partie de sa vie. Elle ne connaissait que très peu ce côté de sa famille, mais ils semblaient l'aimer comme si elle en faisait partie intégrante.
« Et voila ! » s'écria son père en approchant une assiette fumante sur la table.
Une montagne de merguez et de chipolatas se dressait devant les yeux émerveillés de Leïla et Créa. Une fourchette dans chaque main, elles en attrapèrent sur le dessus de la pile jusqu'à remplir leurs assiettes.
« Doucement, gronda la grand-mère de Leïla, il en faut pour tout le monde.
— Il y a une deuxième fournée, mamie », s'écria la petite brune.
Effectivement, une seconde assiette vint miraculeusement se poser sous les yeux envieux des invités.
« Qui je sers ? » demanda la belle-mère de Créa.
La femme à côté de Crea tendit son assiette puis, chacun leur tour, les convives furent servis.
Les saucisses étaient excellentes, ni trop juteuses, ni trop cuites et avec un petit goût de fumé. L'ambiance était conviviale. Les éclats de voix surgissaient de tous les côtés. Créa pouvait aisément participer à deux discussions en même temps. L'air était chaud pour ce début de mai. La jeune fille avait laissé sa veste froissée dans son sac à main et profiter de ses manches courtes pour sentir la brise soulever le duvet de ses bras.
« Et toi, ma grande ? » l'interpella-t-on.
C'était la dame à sa gauche. Elle engloutissait quelques frites tout en lui parlant.
« Tu étudies ? » continua-t-elle.
Créa sourit, plus par politesse que par envie, protestant contre les études qui devaient toujours venir s'immiscer dans les conversations.
« Oui, la philosophie.
— Tu fais le trajet aller-retour tous les jours ? »
Avant qu'elle ne réponde, une main vint se poser sur son épaule.
« Non, je lui ai trouvé un petit appartement », affirma fièrement son père derrière elle.
La gorge de Créa se serra. Elle avait oublié de lui dire. Elle avait perdu l'appartement, comme elle s'était perdue, pendant un instant, elle-même.
« Papa, souffla-t-elle douloureusement.
— Ce n'est pas bientôt la période des examens ? enchaîna la collègue de travail.
— Si, justement, reprit son père. Elle y retourne dans quelques jours.
— Je te dis merde, dans ce cas », sourit la bonne femme.
**
Le bus était plein. Assise, cette fois-ci, à côté d'un inconnu, Créa laissait son regard s'enfuir vers le paysage qui se déroulait bien trop rapidement. La brume avait pris possession des arbres et des sols, masquant toute la beauté des lieux. La pluie battait les vitres, créant un bruit de fond. Tout le monde était silencieux. Ils avaient les yeux rivés sur l'autoroute glissante et dangereuse.
Créa ne semblait pas partager cette angoisse collective. Allait-on ressortir vivant de ce trajet ? Elle attendait un peu trop vivement que le conducteur perde le contrôle, qu'il rentre dans un camion ou dérive vers la rambarde. Elle sentait déjà l'eau froide coulait sur ses plaies. Elle s'extasiait à l'idée que tout s'arrête là, juste à cet instant, dans ce bus rempli.
Rien ne se passa et la boule qui logeait dans son ventre grossissait au fur et à mesure qu'elle s'approchait de la grande ville. Était-ce normal de souhaiter qu'il arrive quelque chose ? Peut-on être à ce point égoïste ?
Elle descendit de l'autocar. L'orage n'avait pas cessé mais la pluie faiblissait. Elle ouvrit son parapluie et se mit à marcher. Comme convenu avec Octave au téléphone, elle logerait chez lui le temps des partiels. C'est donc là-bas que, d'un pas rapide, elle se rendit.
**
Il n'y avait personne à côté de Créa dans la salle d'examen, ou plutôt dans le gymnase qui servait de salle d'examen. Son voisin le plus proche était positionné deux tables après elle. Elle se sentait à la fois rassurée et à la fois très seule. Beaucoup d'étudiants semblaient déjà avoir abandonné en vue du nombre de places vides.
Créa reconnut tout de même quelques visages, qu'il lui semblait avoir remarqué les fois où elle était venue en cours. Elle se souvint même de la fille qui l'avait ignoré le jour de la rentrée. Elle était là, un rang plus bas qu'elle. Elle se rongeait les ongles en attendant qu'on distribue les copies.
Des talons claquèrent derrière Créa et on déposa sur sa table une feuille de couloir pâle et une autre à carreaux. Avant qu'elle ne s'en rende compte, le sujet apparut sous ses yeux. Les minutes étaient désormais comptées, mais Créa resta figée. L'horloge tournait, le temps trépassait et le vent soufflait.
Décrivez la philosophie de Socrate sur l'existence de l'âme.
Les images d'un grand garçon sautant d'un rocher à l'autre en chantonnant s'imprégnèrent de son esprit. Ses muscles dansaient sous sa peau pâle. Ses cheveux bruns s'ébouriffaient. Son visage était souriant. Il lui parlait. Il parlait à Créa et elle le regardait faire, intriguée.
« C'est l'histoire de l'apprentissage, disait-il. La théorie de la réminiscence. »
Il éclaboussait parfois ses chaussures et glissait sur la pierre lisse, mais il continuait tout en scrutant le lac à ses pieds.
« Nous sommes des poissons rouges. La vie est notre bocal. Une fois qu'on naît, on oublie tout. »
Le souvenir de Judi semblait si réel, mais elle était pourtant certaine de ne pas l'avoir vécu. Comment pouvait-il avoir les réponses alors que son cerveau lui-même ne voulait pas fonctionner ? Est-ce qu'elle avait pris quelque chose avant d'aller voir Judi, ce jour-là ? Quand était-ce, d'ailleurs ? Sa mémoire lui montrait un garçon torse nu. Aurait-il bravé le froid de ces derniers mois ? L'atmosphère était si printanière dehors. Elle contrastait avec le paysage du lac gelé qui comblait son esprit.
Autour d'elle, les étudiants étaient plongés dans leur devoir. Certains écrivaient sur leur brouillon, d'autres fronçaient les sourcils en relisant la question. Et elle, elle devait choisir entre rester dans cet état second, à fixer sa copie, ou elle pouvait écouter Judi et réussir son examen.
« Nous sommes des poissons rouges », répéta-t-elle doucement.
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Crépuscule sous les étoiles
Genç KurguCréa refuse de grandir. Le lycée est fini et il ne lui reste plus qu'à goûter à la vie étudiante. Mais son aveuglante nostalgie l'incite à couper les ponts avec tous ses amis. Seule pour son dernier été dans son village natal, elle se lit d'amitié a...