Astal jeta un œil fébrile au petit réveil posé sur le coin gauche de son bureau devant lequel elle s'était attablée. Minuit passé de vingt minutes. Cela faisait bien un quart d'heure que la jeune femme se débattait avec sa feuille blanche, les doigts de sa main droite crispés sur un crayon de papier décrépit dégoté au fond d'un tiroir.
- Mes projets, hein ?! , soupira-t-elle en repensant aux derniers mots de Livaï.
Avant ces quinze dernières minutes, il avait déjà fallu plus de trois heures à la jeune femme pour trouver le courage de s'atteler à ce travail. Il lui avait été si facile de trouver toutes les meilleures excuses possibles pour retarder l'inéluctable, sans pour autant arriver à repousser celui-ci hors du champs de ses pensées. Bien au contraire, cette tâche l'obsédait autant qu'elle l'angoissait. Et chaque heure, chaque minute qui s'écoulait depuis le défi lancé par l'ancien militaire voyait l'étau invisible qui broyait la poitrine d'Astal se resserrer un peu plus. Pour la jeune femme, le challenge n'était pas tant le croquis de la boutique en lui-même que la simple perspective de se remettre à dessiner. Cela faisait maintenant deux ans qu'elle n'avait pas retouché au moindre crayon à dessin, moins encore aux pinceaux, aux toiles ni à l'encre de Chine pour laquelle elle excellait pourtant. A la seule perspective de dessiner à nouveau, à la simple vue de cette feuille blanche, le ventre d'Astal se tordit de plus bel, tenaillé par l'angoisse. Une voix profonde remonta soudain des tréfonds de sa mémoire, aussi lugubre qu'un mort surgissant de sa tombe : "Regarde toi ! Regarde "ça" ! Tu n'es vraiment bonne à rien ...". Dans un accès de rage et de désespoir, Astal bondit sur ses pieds et balaya la surface de son bureau d'un revers de main. Elle s'était promis de ne jamais plus s'essayer au dessin, de peur de desceller ces fantômes du passé tant redoutés. Et c'était très exactement ce qui était en train de se passer.
Pourtant, quelque chose l'empêchait de renoncer. Était-ce parce que son orgueil lui défendait de laisser ce défi sans réponse ? Était-ce à cause du pétrichor et de l'odeur du jasmin ? Était-ce à cause de la trêve offerte par la quiétude de cette petite boutique de rien au milieu de la tempête de sa vie ? Était-ce à cause de cet homme au regard d'acier et du mystère qu'il représentait aux yeux d'Astal ; lui si bourru et pourtant si "estimé", si effrayant et si attirant à la fois ? Sans doute était-ce un peu de tout cela qui se bousculait dans l'esprit de la jeune femme et l'empêchait de tirer définitivement une croix sur ce job. D'ailleurs, l'attitude de Livaï ce soir-là n'avait rien arrangé à l'affaire. Derrière son regard froid et ses paroles acerbes, il n'avait pas échappé à Astal que l'ancien militaire avait su faire montre d'une bienveillance discrète en découvrant sa frousse d'avoir été touchée par un homme.
La jeune femme baissa le nez et contempla le tas de feuilles blanches éparpillé sur le parquet avant de pousser un long soupir résigné. Si elle refusait de jeter l'éponge alors elle n'avait pas d'autre choix : il fallait qu'elle dessine. Lentement, elle ramassa les feuilles, les déposa sur le bureau et se dirigea vers l'un des derniers cartons encore intacts. Celui-ci, elle n'avait pas prévu de l'ouvrir mais de le ranger tout au fond, au plus profond du plus profond de ses placards. Loin de ses yeux. Cela ne faisait pas vingt-quatre heures qu'elle avait rencontré cet homme et déjà il mettait un joyeux bordel dans sa vie.
- Vous m'en devez une, monsieur Ackerman, pesta Astal en ouvrant le carton de quelques coups de cutter.
La jeune femme prit le temps de déballer toutes les affaires du contenant : des crayons, des fusains, des palettes, de nombreux pinceaux, des marqueurs à encre, une boîte d'aquarelle, une autre de gouaches, plusieurs flacons d'encre de Chine, un chevalet de table, deux petites toiles vierges et de nombreux cahiers à dessins ... Et tout au fond, un superbe coffret en bois qu'Astal prit grand soin de ne pas ouvrir, renfermant une collection de tubes de peinture à l'huile extra-fine d'une valeur exorbitante. La vue du coffret arracha un haut-le-cœur à la jeune femme, vestige d'un passé qu'elle tentait de fuir désespérément. De nouveau, l'angoisse la tenaillait. Ces six derniers mois, elle s'était débattue avec ses chaînes et ses démons. Elle s'était battue pour retrouver une vie qu'elle avait longtemps pensé ne plus mériter. Elle avait pris la décision de quitter Mitras pour une ville qu'elle ne connaissait pas, où rien ni personne ne l'attendait, cherchant à mettre le plus de distance possible entre elle et lui. Et voilà que la vue d'une simple boîte en bois menaçait de tout foutre en l'air ? La jeune femme bien décidée à ne pas se laisser démonter mit à part quelques crayons et pinceaux ainsi que sa boîte d'aquarelle et son encre de Chine, les déposa h. sur son bureau puis rangea le reste des affaires dans le carton qu'elle referma scrupuleusement. Enfin, avant de s'atteler pour de bon à son travail, la jeune femme se prépara suffisamment de café pour rester éveillée le reste de la nuit.
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Le bruit du monde (Livaï x OC)
FanfictionAstal vient de déposer ses valises à Trost. Dans l'anonymat de cette bourgade où personne ne l'attend, la jeune femme n'espère qu'une chose : se reconstruire et trouver la force d'un nouveau départ. Rapidement, ses pas l'amènent à pousser la porte d...