Endormis

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D'un pas ferme, Livaï gravit la volée de marches et gagna le premier étage. Il remonta le couloir inondé de lumière et s'arrêta devant la dernière porte, résolument close malgré l'heure avancée. Il approcha ses phalanges du battant mais suspendit aussitôt son geste sous le coup d'un malaise diffus. Alors, durant quelques instants, il se contenta de rester planté là, un peu déboussolé. Il eut beau tendre l'oreille, aucun son ne lui parvenait de l'intérieur de la chambre. Livaï jeta à nouveau un coup d'oeil à sa montre : dix heures passées. La gamine dormait encore ? Et lui, que faisait-il là, posté devant sa porte ? Et puis merde, songea-t-il, on n'est pas venu là pour se la couler douce ! Dans un claquement de langue irrité, il toqua finalement à la porte de son employée. Mais rien, aucune réponse ne lui vint en retour. La chambre et son hôte persistaient dans leur mutisme forcené. 

Malgré ses propres résistances et les considérations morales qui le firent longuement hésiter sur le palier, le jeune homme se résolut finalement à entrebâiller la porte pour y glisser la tête. La chambre encore endormie était plongée dans le silence et la semi-obscurité. Seuls quelques rayons lumineux perçaient à travers les volets, qui lui permirent de discerner la silhouette de son employée enroulée sous sa couette. Lui parvint bientôt le bruissement régulier d'une mélodie aussi fragile que captivante, celui de la respiration profonde et paisible de la jeune femme assoupie. Son corps se mit subitement en mouvement, le poussant à pénétrer dans la chambre sans comprendre pourtant ce qui entraînait ses pas. Il referma la porte derrière lui et s'y adossa quelques instants. Il flottait dans l'air une odeur qu'il connaissait bien parce qu'elle lui était devenue familière, une odeur qui avait le don d'apaiser le vacarme des voix qui roulaient et grondaient en lui depuis si longtemps. Ici, en cet instant, le temps était comme suspendu tandis qu'il continuait de s'écouler au-delà de la porte, dans l'effervescence de la maison éveillée et de l'exploitation florissante. 

Ne pouvant discerner le visage de la jeune femme d'où il se trouvait, Livaï fit basculer l'arrière de sa tête contre le battant de la porte et se perdit dans ses pensées tandis que ses yeux fixaient le lambris du plafond. Il repensa de nouveau aux confidences d'Astal la veille au soir, aux jeux d'ombre et de lumière que le feu avait fait danser sur son visage pâle et émacié tandis qu'elle débitait son histoire, à ses yeux rougis d'avoir trop pleuré. Il y repensa comme il l'avait déjà fait toute la nuit. Il repensa à toutes ces fois où il avait lu la peur sur le visage et dans le regard de la jeune femme. A toutes ces fois où Astal l'avait emporté sur ses peurs pour lui accorder une chance, à lui, Livaï Ackerman. A toutes ces fois où elle ne sursautait plus lorsqu'il la touchait. Elle était bien naïve de lui faire confiance, se dit-il. Après tout, elle ne connaissait rien de sa vie - hormis ce qu'il avait bien voulu lui livrer -, ni ce dont il était capable lorsque sa colère et sa force le débordaient. S'il n'était pas un homme mauvais, s'il tentait de mener une vie juste et droite selon les principes qu'il s'était fixé, il n'était pas un homme bon pour autant. De cela, il en était persuadé. Livaï avait beau retourner le problème dans tous les sens, la même seule et unique conclusion s'imposait à lui : il devait veiller à garder ses distances avec cette gamine. Pour elle. Pour son bien.

Le jeune homme décolla son dos du battant et saisit la poignée de la porte. Après tout, cette merdeuse avait bien mérité un peu de repos, concéda-t-il. Mais tandis qu'il s'apprêtait à quitter la chambre, Astal émit un léger soupir dans son sommeil. Livaï suspendit son geste et, avant même de réaliser ce qu'il était en train de faire, s'approcha du lit. La surplombant à son chevet, il put enfin distinguer les traits de la jeune femme endormie. Tandis qu'il la contemplait avec gravité, le gérant se perdit à nouveau dans ses pensées. Lui revinrent en mémoire quelques fragments épars de leur quotidien à la boutique et de la manière dont la jeune femme s'était peu à peu ouverte et épanouie au fil des mois. Celle qu'il avait d'abord pris à tort pour une gamine fragile et pommée c'était progressivement montrée sous son vrai jour : enjouée, audacieuse, persévérante, travailleuse. Vaillante. Forte. Forte malgré son passé. Forte malgré ses peurs. Il avait du respect pour cela, et une certaine admiration qu'il se garderait bien de jamais lui avouer. Mais était-ce tout ? N'éprouvait-il seulement à son égard que du respect ? D'autres souvenirs l'assaillirent alors, l'empêchant de suivre plus avant la piste de ses propres sentiments. Le souvenir de visages amis et perdus dont il craignait que le temps n'efface la netteté. Le souvenir de ceux qui avaient tant comptés et qui n'étaient plus. A cette simple évocation, l'amertume du manque s'écoula à nouveau en lui, drainant son fiel dans un corps déjà rongé depuis longtemps par la cruauté de ces pertes. Pris au piège de sa mémoire, perdu au-dedans de lui-même, Livaï effleura d'un regard absent chacun des traits de la jeune femme avant de se raccrocher à ses boucles cuivrées. Soudain, sans crier gare, une voix familière jaillit du fond de sa caboche et se fraya un chemin à travers les couches noires et vaseuses de ses pensées, dans la puissance éclatante de l'éclair déchirant un ciel d'orage : "Vous vous êtes beaucoup battu, patron. Vous avez du beaucoup aimer.

Le bruit du monde (Livaï x OC)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant