A l'abri du monde

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Dix-huit heures.

Des volutes de fumée s'échappèrent des deux tasses en porcelaine blanche posées sur le comptoir. Les mains d'Astal vinrent s'enrouler autour de l'une d'elle pour en capter toute la douce chaleur qu'elle irradiait. Perchée sur son tabouret, la jeune femme ferma les yeux et poussa un soupir d'aise lorsque les effluves de thé vert, de verveine, de lavande et de tilleul assaillirent ses narines. Elle sentit ses muscles se relâcher instantanément. C'était comme si toutes ses tensions et toute sa douleur se dissolvaient sous l'effet des senteurs florales de ce breuvage. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, la pâtissière qui venait de verser l'eau chaude dans les tasses avait disparu dans l'arrière-boutique pour y déposer la bouilloire. Astal en profita pour parcourir la boutique du regard. Elle était à l'image de ce thé : un refuge solide et immuable dans un écrin de quiétude feutrée, un havre de paix à l'abri du monde. La jeune femme ne put s'empêcher de sourire en repensant au gérant. Dans cet environnement, le petit homme bourru à l'air antipathique et au regard de glace faisait franchement tâche !  Pourtant, cet abri était bien son œuvre à lui, se disait-elle. Après tout, c'était bien lui le gérant. Cette discordance n'avait cessé d'intriguer Astal durant sa première journée de travail, effectuée sous le regard attentif d'Hanji. Comment un homme aussi tranchant et acariâtre avait-il pu donner vie à ce lieu ?

Les apparences, hein ? ... pensa Astal dans un sourire.

Dehors, la nuit tombait comme on s'endort paisiblement. Par la vitrine et par dessus les toits de tuiles plates, Astal devinait un ciel assombri aux teintes orangées. Dans la petite rue piétonne, les lampadaires étaient allumés depuis un bon quart d'heure et diffusaient leur lumière chatoyante. A cette heure-ci, les passants étaient pour la plupart des employés quittant leurs bureaux ou des ados qui se retrouvaient près de la fontaine du centre-ville. Quelques chalands s'arrêtaient parfois devant la vitrine, détaillant les quelques produits exposés.

- Alors, ma grande, qu'est-ce que tu as pensé de cette première journée ? , lança Hanji en émergeant de l'arrière-boutique.

La pâtissière dépassa le comptoir et vint s'installer sur le tabouret à côté d'Astal. Cette dernière réfléchit quelques instants avant de répondre.

- Eh bien, disons que ... contre toute attente, c'était une journée agréable. 

La réponse fit glousser la quarantenaire.

- Contre toute attente ... , répéta-t-elle d'un air hilare.

- Je ne m'attendais pas à être prise pour ce poste, précisa Astal. Mais même si je m'y étais attendue, soyons honnête Hanji, le "personnage" ne donne pas spécialement l'impression qu'on va se fendre la poire à bosser pour lui !

- Oh ! Tu parles de Grincheux !

De qui d'autre ? , pensa la jeune femme.

- Tu sais, si tu ne bosses pas pour lui mais pour le thé, pour la boutique, tout se passera bien, ajouta la pâtissière d'un air sérieux qu'Astal ne lui connaissait pas encore. Ce n'est pas un mauvais bougre, tu sais. Il est juste ... buté, borné, obsessionnel et susceptible ... C'est un rustre mais qui a des goûts raffinés. Ah, et c'est une vraie tête de lard, aussi !

- Tu me vends du rêve, soupira la jeune femme.

Hanji gloussa avant d'attraper sa tasse d'un geste brusque et de boire une lampée qu'elle regretta aussitôt.

- Aïïïïïe ! Ça brule ! , s'écria-t-elle en agitant la main.

Ce ne fut qu'à cet instant qu'Astal remarqua les cicatrices sur le visage de la femme et, derrière ses lunettes, une prothèse oculaire qui remplaçait discrètement son œil gauche.

Le bruit du monde (Livaï x OC)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant