Le dîner (partie 1)

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Vendredi. Déjà.  

Astal poussa un profond soupir tout en égouttant le pinceau qu'elle tenait en main sur le rebord du pot de cire. L'odeur agréable qui s'en dégageait lui offrit un maigre répit dans le chaos de ses pensées. Cela faisait maintenant une bonne heure que la jeune femme était attelée au cirage de l'établi - dernière étape de sa rénovation (entamée trois jours auparavant) de ce meuble de menuisier servant de desserte à la boutique et où trônaient les compositions de Livaï. Son "rafraîchissement" était vite apparu à Astal comme le dernier rempart viable pour endiguer le flot grandissant de ses inquiétudes. Quoi de mieux qu'un ponçage énergique, l'application de quelques couches de patine et de cire incolore pour ne plus penser à rien ? 

Oui, Astal s'inquiétait. Et pour cause ! A l'instant même où son patron l'avait convié à dîner chez les d'Elbée, il l'avait reposé au sol et s'était retranché dans sa bulle. Avec ça, trois jours s'étaient écoulés, vendredi était arrivé, mais le jeune homme s'obstinait à éviter son employée. Il était plus avare de paroles que jamais - plus encore de gestes - et affichait une humeur des plus massacrante. 

Astal entama la pose de la dernière couche en soupirant de plus bel. Décapage, ponçage, patine, cire, ... en réalité, rien n'y avait fait : elle s'inquiétait toujours pour lui. Pour eux. Ce petit "eux" bien trop fragile qu'ils avaient formé le temps d'une soirée bien trop courte. Elle s'inquiétait d'avoir été trop brusque, trop maladroite, de ne pas avoir su l'écouter lorsqu'il l'avait averti. Mais plus que tout, elle redoutait qu'il ne s'autorise jamais à s'ouvrir, à se risquer, ... à vivre et peut-être, à aimer. Dans la réserve où elle s'était installée pour la rénovation, l'air lui manqua soudain. Entre le poids qui oppressait sa poitrine et l'atmosphère étouffante qui régnait dans la pièce, Astal cherchait son souffle.  L'espoir immense que cette unique soirée avait distillé en elle se métamorphosait doucement en une peur viscérale.

Son ventre se serra un peu plus lorsqu'elle songea que le dîner chez les d'Elbée arrivait à grand pas. Dehors, la lumière déclinait déjà et le flot des clients s'était progressivement tari. Il lui restait probablement une heure avant la fermeture du Bruit du monde. Peut être moins. L'avant-veille, Livaï avait jugé utile de lui préciser que M. d'Elbée était le maire de Trost. Grand bien lui en avait pris : Astal l'ignorait ! Le gérant l'avait également informé que cette invitation n'était qu'une formalité : le maire avait l'habitude de convier les acteurs de la vie sociale et économique de la ville - jamais plus d'une dizaine de personnes à la fois - et de les réunir autour de copieux dîners dans leur demeure chic en périphérie de la ville. 



Un claquement de langue irrité l'arracha soudain à ses pensées. Elle suspendit son pinceau au-dessus du bois.

- On est attendu dans 1h30, grogna une voix mal aimable dans son dos.

- Je sais, patron. Je termine juste la dernière couche.

Nouveau claquement de langue, qui n'eut d'autre effet que d'attiser l'agacement de la jeune femme.

- Je passe te chercher à 19h45, ajouta-t-il. Fais en sorte d'être à l'heure.

Astal jeta un rapide coup d'œil par dessus son épaule et dévisagea la mine renfrognée de son patron. Il ne semblait toujours pas décidé à décolérer. La jeune femme songea un instant qu'elle aurait vendu père et mère - qu'elle n'avait de toute façon jamais connu - pour savoir ce qui se tramait dans la petite tête de lard de cet homme buté.Son cœur se serra.

- Oui, patron, scanda-t-elle en reprenant sa peinture.

- Et tu rangeras ton bordel avant de partir.

Le bruit du monde (Livaï x OC)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant