Premiers flocons (part 1)

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Deux mois s'étaient écoulés depuis l'arrivée d'Astal au "Bruit du monde". Le ciel automnal et les feuilles cramoisies jonchant les trottoirs de Trost avaient cédés leur place à une brise d'hiver particulièrement mordante ainsi qu'aux tout premiers flocons. En ce dimanche matin - le premier du mois de décembre - la rue piétonne du centre-ville était déserte. Emmitouflée dans son écharpe en laine, Astal émergea de la vieille bâtisse où elle résidait les bras chargés de matériel de peinture. Sur le court chemin allant du pas de sa porte à celui de la boutique, le froid réussit à lui arracher un frisson. La jeune femme glissa une main au fond de sa poche pour  y attraper le double des clés que Livaï lui avait laissé pour le weekend. Elle souleva le store métallique, ouvrit la porte du "Bruit du monde" et s'engouffra précipitamment dans la boutique en sautillant énergiquement pour conjurer le froid. 

Comme à chaque fois qu'elle pénétrait dans ce lieu, Astal sentit tous ses muscles se détendre un à un. Il lui semblait qu'il n'existait aucun autre lieu sur terre - à sa connaissance - où elle se sentait aussi détendue, aussi libre, aussi elle-même. Un sourire emplit de tendresse se dessina sur les lèvres de la jeune femme tandis qu'elle promenait son regard sur la boutique encore plongée dans l'obscurité hivernale. 

- Allez, on a du boulot ! , murmura-t-elle finalement. 

Astal déposa le matériel de peinture à côté de celui déjà entassé au milieu de la pièce. Après deux mois de négociations, Livaï avait enfin daigné valider son projet de décoration et la première étape consistait à repeindre les murs de la boutique couleur vert-de-gris. Après de fastidieux pourparlers, le gérant avait également accepté qu'Astal s'occupe de cela durant ses jours de repos. La jeune femme avait insisté, arguant que cela ne la dérangeait pas et qu'il était préférable de s'atteler à cette tâche le weekend plutôt que d'avoir à fermer la boutique en pleine semaine juste pour quelques coups de pinceaux. Enfin, il avait encore fallu se battre lorsqu'elle lui fit part de son projet de planifier la peinture pour le premier weekend de décembre. A cette proposition, Livaï avait tiqué et, après s'être rembruni, avait refusé catégoriquement : il n'était pas disponible. Mais dans son entêtement Astal avait insisté sans lui laisser le moindre répit jusqu'à ce que le jeune homme cède bon gré mal gré. Après tout, c'était encore bien mieux si le petit canard ne traînait pas dans ses pattes, pensa-t-elle. 

- Faites-moi confiance, patron, lui avait-elle lancé pour la énième fois, à la fin d'un de ses cours du soir. Vous ne serez pas déçu ! 

Las, le gérant l'avait toisé quelques instants avant de claquer nerveusement sa langue et lui remettre un double des clés, avouant ainsi silencieusement sa défaite. 

- Y'a intérêt, merdeuse ! 

En y repensant, Astal ne put s'empêcher de sourire. Cet homme renfrogné et acariâtre lui faisait confiance. Mais plus étonnant encore, elle, Astal Bergmann, lui faisait confiance à lui, un homme dont elle ignorait à peu près tout. Tout, sauf la confiance et la légèreté qui fleurissaient en sa présence. Au fil des semaines, son malaise à l'égard de son patron s'était nettement dissipé à tel point qu'il lui paraissait maintenant évident que la personnalité de ce dernier participait grandement à ce qu'elle se sente en sécurité dans le cocon ouaté du"Bruit du monde". Livaï était du genre taiseux, mais toujours attentif derrière la muraille de silence qu'il érigeait autour de lui. Toujours soucieux derrière ses airs bourrus, toujours bienveillant derrière sa brusquerie. Toujours respectueux et juste derrière ses airs méprisants. D'une certaine manière - Astal le pressentait - cet homme était le négatif de Marc. L'un brillait au-dehors tandis qu'il n'était au fond qu'un monstre d'orgueil et de cruauté ; l'autre se montrait exécrable, arborant un air tout juste bon à refouler le monde entier au seuil de sa boutique alors qu'il semblait cacher en lui des trésors d'humanité. 

Marc. Il n'avait plus donné signe de vie depuis le message laissé sur le répondeur de la jeune femme et auquel celle-ci avait pris grand soin de ne jamais répondre. Avait-il compris ? Avait-il renoncé pour de bon ? Cela faisait plus d'un mois maintenant et Astal se sentait rassurée de ne plus entendre son téléphone vrombir, hormis lorsqu'Hanji la contactait pour boire un verre. La menace de la tempête tant redoutée semblait s'être éloignée pour de bon. 

Accroupie à côté des pots de peinture, parcourant à nouveau la boutique du regard, Astal soupira. Ici, et pour la première fois depuis de longues années, elle se sentait bien. La jeune femme se releva et déposa sa veste et son écharpe dans l'arrière-boutique. Pour les travaux du jour, elle avait enfilé une vieille salopette en jeans et un t-shirt blanc à l'effigie de son ancienne école. Elle consacra la première heure à bâcher les étagères et le sol, ainsi qu'à poser l'adhésif de masquage. La veille au soir, Livaï l'avait aidé à vider les armoires, à déplacer ces dernières au centre de la pièce ainsi qu'à déplacer l'établi dans l'arrière-boutique. Les thés en magasin avaient été rapatriés dans l'atelier. Lorsqu'ils avaient eu terminé et alors qu'Astal était sur le point de partir, Livaï s'était montré contrarié et hésitant sans que la jeune femme ne puisse savoir ce qu'il en retournait. Il s'était finalement contenté d'un encouragement d'un style très personnel : "T'as intérêt à ce que ça ait de la gueule, merdeuse". 



Cela faisait plus d'une heure qu'Astal s'était attelée à la peinture du premier mur qu'elle s'apprêtait maintenant à terminer lorsque la porte de la boutique s'ouvrit. Mais la jeune femme, qui peignait au rythme de sa musique lancée à bon volume, n'entendit pas le carillon. Pas plus qu'elle n'entendit les pas de l'homme s'approcher dans son dos. Ce ne fut que lorsque celui-ci coupa l'enceinte portable qu'Astal se retourna pour comprendre la raison de ce silence soudain. Son cœur loupa un battement lorsqu'elle aperçut la silhouette d'un homme au centre de la pièce, en train de la détailler. Un cri de surprise et de terreur s'échappa aussitôt de sa gorge et, perdant l'équilibre, elle dévala l'escabeau sur lequel elle était perchée pour venir s'échouer sur le sol. Lorsque son cerveau paniqué réalisa l'identité de l'intrus, Astal posa une main sur sa poitrine pour tenter en vain de calmer les battements de son cœur affolé. 

- VOUS ETES COMPLÈTEMENT CINGLE ?! , cracha-t-elle. VOUS VOULEZ MA MORT OU QUOI ?! 

- Moi non, merdeuse, rétorqua Livaï, l'air grave. Mais si quelqu'un la veut, ça sera pas bien compliqué ! 

Certes, le gérant ignorait tout de l'histoire d'Astal, qui n'était - après tout - "que" son employée. Certes, il ne s'appuyait que sur des présomptions pour affirmer qu'elle était potentiellement en danger.  Mais la réalité n'en demeurait pas moins qu'à cet instant, Livaï était profondément irrité de voir que la jeune femme n'était même pas capable d'assurer décemment ses arrières. Il se remit en marche dans un claquement de langue agacé et s'approcha d'Astal en lui tendant la main pour l'aider à se relever. 

- Allez, debout ! C'est pas l'heure de la pause ! , grommela-t-il. 

Une fois la jeune femme remise sur ses pieds, le gérant recula machinalement, détourna son attention vers le mur et fit mine de s'intéresser à la peinture fraîchement étalée. 

- Qu'est-ce que vous faites ici ? , demanda Astal d'un ton las. Je croyais que vous étiez occupé aujourd'hui et que vous me faisiez confiance, patron

Livaï se mordit la lèvre avant de répondre. Que faisait-il ici ? Lui-même ne le savait pas franchement. Pour la première fois en deux ans, il avait annulé sa venue à la cérémonie. Pourquoi ? Il n'en avait pas la moindre foutue idée. Sans doute que filer un coup de main à la gamine était toujours plus intéressant que de se peler les miches à la capitale dans un cimetière militaire, pensa-t-il. Est-ce que les morts lui en tiendraient rigueur ? Est-ce que ses amis tombés au combat lui en voudraient de préférer pester contre un pot de peinture plutôt que de serrer les dents au-dessus de leurs tombes ? 

- Je me suis dit qu'on serait pas trop de deux pour finir dans les temps, lâcha-t-il finalement. 

- Vraiment ? 

- Si je te le dis, grommela-t-il. 

Astal le sonda du regard quelques instants avant qu'un large sourire ne se dessine sur son visage. 

- Alors qu'est-ce que vous faites encore avec votre parka sur le dos ? , railla-t-elle. Un peu de nerf, patron


Le bruit du monde (Livaï x OC)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant