24•

11 0 0
                                    

Isac

Soirée et nuit de Samedi à Dimanche

Je cours à moitié vers les douches espérant (vainement) ne croiser personne, mais il est évident que je ne suis pas le seul à avoir eu l'idée. Une dizaine de personnes fait la queue, et comme ça me déprime, je fais demi-tour. Tant pis pour moi, je n'avais qu'à y penser plus tôt.

De retour dans ma chambre, je passe la main sur mon visage avant de m'affaler sur le lit. Je suis fatigué par toute cette agitation. Je n'aime pas les préparations de fête. J'aime quand tout est ok et qu'on danse. En fait non. J'aime voir ma soeur danser. Elle est belle, Ruby, quand elle se lâche. Elle n'a pas la mâchoire contractée comme à son habitude. Elle n'a pas les sourcils froncés, les yeux fixés. Elle ferme les paupières, elle sourit, elle se détache. Et elle est belle, vraiment.

J'ai l'impression de la connaître par coeur, et je sais qu'elle me connaît tout aussi bien. On a toujours été là, l'un à côté de l'autre. On est inséparables. On est comme des jumeaux, parfois. Mais je reste tout de même le plus jeune, le "p'tit frère", et ça ne me déplaît pas. J'aime bien savoir qu'elle veille sur moi, qu'elle cassera la gueule de ceux qui viendront trop près.

Je souris malgré moi, en repensant à Tom. Je ne devrais pas me réjouir de cette violence qui pulse dans les veines de ma soeur, mais qu'est ce que ça fait du bien de voir les mecs se faire déglinguer quand ils la font chier ! J'ai du respect pour les filles, j'aime leur force fragile. Mais j'avoue que ce côté ultra violent qui ressort parfois, chez des filles comme ma soeur, ça ne me déplaît pas. J'ai grandi avec, ça doit être pour ça. Je suis bien, finalement, dans ce centre. J'ai une famille dont les membres s'ajoutent au fil des rentrées. Félix, Phoebe, Edward, et maintenant Rio et Marley. Et pourquoi pas Lily-Jane ? Et puis Ruby, ma vraie soeur, ma vraie famille, mon éternelle alliée... Celle qui faisait fuir mes terreurs d'enfant...

20:46 à ma montre. Je me lève, enfile mon costume. J'ai dû en acheter un autre, parce que le précédent était trop petit. Je ne sais pas où Ruby a trouvé l'argent. Je ne le saurai sans doute jamais.

Mes yeux, dans le miroir, sont mélancoliques. Ça leur fait une belle teinte bleue, une teinte tristounette. Je quitte ma chambre. Je suis censé allé chercher Lily, mais je crois qu'elle ne me suivra pas. Alors quand je croise Rio, je me dis que c'est un coup de la Providence, et je l'envoie à ma place.

Je ne crois pas que ça le dérange. Je descends dans la salle, rejoint Phoebe et Félix, dans un coin. Ils sont toujours ensemble, ces deux-là...

Au bout de 20 minutes, Ruby arrive (en retard, comme toujours) mais toujours pas de Rio et Lily. On commence sérieusement à s'impatienter.

Ils finissent par arriver et entrent dans la salle du tatouage. La musique est lancée, et aussitôt, ma soeur se dresse et nous entraîne sur la piste. Le temps s'écoule, les notes aussi, et moi, je contemple ma soeur. On pourrait trouver ça malsain, mais je l'admire.

Elle est tellement plus forte que moi. Elle porte tout sur ses épaules, mais elle peut se détacher de son corps, comme elle le fait quand elle danse, et tout semble plus léger. Comme si nous n'étions pas là, tous, toxicos, nymphos, blaireaux et autres sado-masos... Elle est un peu comme ça, avec Edward. Et je sais qu'il s'en rend compte lui aussi, et qu'il est amoureux entre autres de cette étoile perdue, de cette lumière qui brille dans les ténèbres de ma soeur.

Marley, Rio et Lily sortent, parmi les nouveaux. Ils ont les pansements. Les deux derniers sortent précipitamment, je suppose qu'ils reviendront plus tard. Marley est accueilli avec bonheur. Ils font officiellement partie du centre, à présent. Et de la bande, s'ils le désirent. On ressert à Marley un verre d'alcool.

Je me souviens du goût ignoble de la vodka. Je me souviens de l'amertume qui avait ramené le souvenir de ma mère, étendue sur le canapé, ivre-morte, et de Ruby me prenant la main pour m'emmener loin d'elle, les soirs où elle était soûle.

J'avais eu les larmes aux yeux en pensant à mon père, seul dans le salon, le soir où ma mère était allée vraiment trop loin. Et puis avec la douleur de l'aiguille était revenu l'image de ma soeur dressée face à lui, les poings serrés, lui ordonnant de partir. Elle n'avait pas peur de lui, mais elle avait peur pour moi. Il n'était pas un bon père, il avait tout abandonné, et il ne pouvait rien pour moi.

J'avais quatorze ans, Ruby seize. Et déjà, depuis cinq ans, c'était elle qui m'élevait. Elle m'emmenait partout, avec ses amis, ses groupes. Elle était fière de moi. Elle était la seule. Mon père ne supportait pas mon intelligence. "Enfant précoce", c'était trop pour lui. Alors Ruby l'a chassé. Et elle m'a pris avec elle, sous son aile.

Je quitte ma rêverie pour suivre les autres sur la piste. Ils ont l'air un peu ivres, mais pas assez pour que leur compagnie soit désagréable. On se marre bien. On danse. Je n'ai pas peur de me lâcher, même si je ne suis pas bon danseur. Marley vient vers moi. Elle a les yeux brillants, elle a trop bu. Mais elle est jolie, avec son sourire en coin. Au fur et à mesure, le rouge lui monte aux joues, et je la sens moins à l'aise.

Elle finit par me proposer de sortir, et je la pousse un peu vers la porte. Je ne fais pas attention, parce que ça ne gêne pas Ruby, mais je sais que je dois faire gaffe à mes contacts physiques. Tout le monde ici n'est pas à l'aise avec ça. Mais comme ça n'a pas l'air de la gêner, en sentant l'air frais, je lui passe ma veste autour des épaules.

Elle me sourit, et s'allume une cigarette. J'ai envie de la lui arracher. Putain, elle est pas au courant que c'est dangereux ce truc ? Je ne le fais pas, et pour penser à autre chose, je balance un truc au hasard, le premier qui me passe par la tête. C'est difficile pour moi de ne pas réfléchir à ce que je vais dire. Ça n'est pas naturel de parler spontanément. Moi, je construis toujours mes phrases dans ma tête, pour trouver exactement les mots que je cherche. Ça m'évite de sortir des phrases bateau. Genre celle que je viens de dire.

-C'est la folie là-dedans.

Marley répond comme si elle n'attendait que cette phrase. Comme s'il était naturel que je sorte un truc aussi banal...

-Ahah oui, ta soeur est à fond.

-Oui. C'est Ruby !

Dans la collection des phrases vides de la soirée, je demande la dernière en date ! Celle qui ne veut rien dire, tellement elle est creuse. Non mais sérieux, j'ai un bug ou quoi ? "C'est Ruby". Ruby est tellement plus que ça. Tellement plus qu'une fille à fond, qui se lâche en soirée ! T'es vraiment trop con quand tu t'y mets, Isac Chesterfield... Tu veux pas réfléchir avant de parler ? Tu veux pas essayer de construire quelque chose d'intelligent et de cohérent ? Arg... Putain d'avance intellectuelle...

Marley jette sa cigarette et se lève. Il est temps de rentrer. Elle ne se rend pas compte qu'elle a toujours ma veste sur les épaules. Je ne le lui fais pas remarquer. Je vais au bar, récupéré quelque chose à boire. J'ai soif. Je farfouille un peu, hésite longuement... Je prends une grande bouteille d'eau fraîche, et retourne vers Marley.

Lorsque je la retrouve, elle a le visage trempé, et ma veste l'est tout autant. Je voudrais lui demander ce qui s'est passé, mais avant que je n'ai dit un mot, elle pose sa main sur mon bras, et la retire presque aussitôt. C'est comme si un oiseau s'était perché, puis envolé. C'est léger comme une caresse.

-Je te raccompagne ?

Elle hoche la tête, et je file prévenir Ruby. Je retourne vers Marley, l'accompagne jusqu'à sa chambre. Je ne crois pas que nous parlons, ou alors je le fais inconsciemment. Mon cerveau se déconnecte petit à petit.

Trop d'informations. Trop longue journée. Je dois me coucher, me mettre en veille. Sur le seuil de sa porte, Marley se retourne et pose un baiser sur ma joue. Je ne m'y attendais pas. Je ne suis pas préparé. Je ne sais absolument pas quoi dire.

Je bredouille un vague bonne nuit, et m'enfuis en essayant de rester digne. J'entends sa porte claquer, et je me faufile dans ma chambre. Je retire ma chemise et mon pantalon, m'allonge sur mon lit.

La dernière chose à laquelle je pense, la dernière question de ma journée vient tinter à mes oreilles. Est ce que j'aurais dû lui dire qu'elle était jolie dans sa robe rouge ? Et puis je déconnecte.

Cygnes, dans l'ombre, la lumièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant