Chapitre 1

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Je me suis souvent trompé sur ce qu'était vraiment la vie. Mais quand je me mettais à t'écouter, ce concept avait un autre sens.

Une fois, nous étions couchés à la belle étoile, enfouis dans les profondeurs d'un vide silence. Nous scrutions le ciel, pour ne choisir qu'une étoile. Puis tu t'étais tournée vers moi, agitant les mains dans le vide avant d'articuler.

- Tu sais, la vie est comme un fil dont les extrémités sont attachées à l'existence et la réalité. Il y a sur ce fil des tristesses et des éclats de rire. Mais il y a surtout, nous.

Cette phrase, je l'ai gardée tout au fond de moi. Car nous passions des heures à nous parler, mais j'avais toujours l'impression que nous ne parlions que de moi. Comme si c'était toujours moi la question. Et que parfois, tu t'oubliais, tu nous oubliais.

De temps en temps, tu me demandais si j'allais bien. Et moi, je te répondais un "ça va'' qui ne voulait rien dire. Tu voulais savoir si je t'avais manqué durant les quelques minutes passées loin de moi. Moi, je faisais le vide dans mes yeux. Et je n'admettais jamais que tu étais indispensable. À mon cœur, à ma vie. Je veux dire, j'avais besoin de toi, pour te respirer. Mais je me sentais trop fier pour te l'avouer.

Je me rappelle encore nos promenades. Tu me tenais la main et je me sentais bien. Il suffisait que la chaleur de ta paume me pénètre les doigts. Pour que le ciel soit toujours aussi bleu et que l'horizon soit toujours aussi loin. Et toujours aussi beau.

Je me souviens aussi qu'une fois, nous nous sommes engueulés. Nous étions chez toi, j'étais assis sur ton lit. Dans l'immensité du silence. J'étais là. Attendant ton verdict. En fixant tes yeux pour que ton âme et ta voix se heurtent à mon cœur. Tu m'avais regardé droit dans les yeux avant de balbutier :

-J'ai commis l'erreur de t'aimer.

Ces mots ne m'avaient pas touché car je savais très bien que tu délirais. Tu pouvais dire cette phrase mais tu ne pouvais pas la penser. Tu pouvais la lire mais tu ne pouvais pas l'écrire. Tu pouvais me froisser mais pas me blesser. Je te complétais mais j'étais, par-dessus tout, toi.

***

Aujourd'hui, j'ai marché. Je ne suis pas confiné. Car, vois-tu, ici, en Haïti, on a lancé le couvre-feu. De vingt heures à cinq heures. Alors j'ai profité du soleil et du ciel.

Je suis sorti, en portant le blouson que tu m'as laissé avant de partir. Je ne l'ai jamais lavé, j'y respire encore ta présence tout en pleurant, dans mon cœur, ton absence. Parfois même, j'ai l'impression que tu es avec moi.

"Tu es avec moi !"

C'est la phrase que je répète en boucle dans ma tête. C'était une prière, c'était mon échappatoire et c'était ma rédemption. Lorsque ma tête était trop petite pour la contenir, je la propulsais dans la parenthèse des nuits, je l'écrivais entre les guillemets des matinées. Je l'ai même gravée sur notre lit. Pour me sentir moins seul. Pour me sentir vivant.

Hier soir, il a plu et, en te ruminant, j'ai marché dans une flaque d'eau. Les passants m'ont regardé, j'ai souri. Et j'y ai pensé. À l'époque où nous étions petits, lorsque nous jouions à cache-cache dans les ruines laissées par le séisme du 12 janvier 2010.

Quand nos jambes ne pouvaient plus nous porter, nous laissions reposer notre masse sur le béton, brûlé par un soleil misérable. Le soir étant venu, nous cherchions sous les nuages l'étoile qui était la nôtre. Ensuite, nous nous retournions pour nous regarder dans les yeux, et pour nous murmurer les plus belles promesses de la terre.

Lorsqu'il se mettait à pleuvoir, nous déambulions sous la pluie, jusqu'à ce que nos pieds soient tâchés de boue et que nos cœurs soient remplis d'amour et de joie. Remplis d'étoiles qui s'éteignent.

Je suis passé chez Martine, la boulangerie située à quelques mètres des ruines de la Cathédrale de Port-au-Prince. Ça fait maintenant deux ans, depuis que sa propriétaire est morte d'un cancer du sein. C'est Justine, la fille de Martine, une jeune fille bourrée de rêves, au teint clair, yeux noisette comme sa mère, qui s'occupe de la boulangerie.

À cette boulangerie, j'ai acheté les croissants que tu aimais. Ensuite, je me suis dirigé vers le Champs de Mars. Je me suis promené près des ruines du palais national, ravagé par le séisme.
Tu aurais dû voir la multitude de détritus qui jonchaient la chaussée. Rien n'a vraiment changé depuis que tu es partie. Notre peuple se meurt et nos dirigeants respirent. C'est l'injustice qui enfonce notre peuple dans les tréfonds de la mort. On continue à croquer le silence. Résignés aux droits politiques, ignorant la rédemption qui achemine vers la liberté.

Je me suis aussi baladé dans les environs du kiosque Ocyde Jeanty. J'ai rencontré le bouquiniste à qui on achetait régulièrement des livres. C'était un homme très grand, d'un esprit très large, dont j'étais sûr que les livres l'avaient arpenté. Nous avons parlé de quelques ouvrages, de politique, mais, surtout, du virus. Nous avions conclu que la mort serait bientôt et que la peste roderait dans les rues de Port-au-Prince parmi ce peuple empoisonné d'ignorance. Bientôt aura à gémir sur les bords de l'Enfer. Le ventre et la tête vide, ils iront prier les morts de vomir leurs enfants et demanderont aux loas d'engloutir leur sang, pour échapper aux démons de leurs frères. Mais on attendait surtout les chiffres. Ces mille et ces cent qui ne voudront plus rien dire.

Ensuite, je suis passé acheter des masques chez une couturière que le bouquiniste m'avait recommandé.

C'est une petite chambre de rien du tout. Pas très loin de la Cour de cassation. Je suis entré dans la petite pièce éclairée d'une torche électrique. Je suis resté debout dans la lueur blanche, en murmurant un ''Onè" à la vieille femme qui me montra son visage, pâli par les années, ainsi que ses yeux étincelants comme ceux d'une souris. Elle m'a répondu "Respè" et m'a invité à m'asseoir, ce que j'ai refusé. Elle m'a montré les masques qu'elle avait cousus. J'ai choisi l'orange. Pour toi. Car je savais. Cela aurait été ton choix.

Je suis rentré chez moi, j'ai écrit quelques vers. Et je t'ai pleuré, encore une fois.

NostalgieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant