Chapitre 9

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Je regardais mon reflet dans le miroir. J'arrivais à comprendre pourquoi tu trouvais que mes yeux étaient beaux. Ils sont bruns et très profonds. Dans le miroir, j'arrivais vraiment à ressentir mon âme. Comme si mes yeux exprimaient toute ma tristesse de la même manière que les tiens exprimaient toute leur tendresse. Je regardais mes lèvres, elles semblaient être fragiles comme une fleur.

Je les touchais avec mon index et je me mettais à imaginer toutes les fois où tu les avais touchées comme ça. Je voulais connaître leur goût en m'expulsant de mon corps. Tu ne m'avais jamais dit si elles étaient douces ou rugueuses, tendres ou amères. Tu te contentais de boire les palpitations de mon cœur sur mes lèvres tout en me brûlant de ta chaleur, tout en me faisant voir de tes couleurs.

Je suis Sandro, le garçon avec qui tu partageais tes silences, avec qui tu partages ta vie. Et figure-toi que je vais quitter la maison. Vois-tu, je n'ai plus le même travail depuis deux ans. Tu ne m'envoies plus d'argent car tu t'occupes de ton père. Je sais que je me suis toujours dit que je serais indépendant de toi. Mais le pays ne me le permet pas. J'ai l'impression que tout va basculer. Absolument tout...

Mes valises dorment déjà sur le canapé. Je pars ce soir car les propriétaires ont promis de m'expulser demain, au petit matin. Nos souvenirs entre ces quatre murs n'ont pas cessé de se masser dans ma tête. J'ai l'impression de mourir. Je le sens dans mon esprit. Je n'ai cependant pas le courage d'équilibrer ce que je ressens en moi, ce qui devrait parcourir mon corps. J'ai une peur atroce de moi...

Ne t'inquiète pas, je ne vais pas dormir dans la rue ce soir. Émile a une sorte d'hôtel. Il m'a demandé de venir. C'est pour quelques temps mais il pense que je vais pouvoir rester tant que cela me sera nécessaire. Si tu ne te rappelles pas d'Émile, c'est lui qui est censé être le témoin de notre mariage. Il a environ quarante ans et c'est lui qui m'eut donné plein de conseils sur notre relation. Enfin, il me disait ce que j'avais besoin d'entendre.

Je ferme les yeux un moment. Je réfléchis mais tout est contre moi. Ce soir, je me suis souvenu des cigarettes et j'ai lu un chapitre du livre (celui que tu m'avais acheté pour mon anniversaire). C'est Jacques Roumain qui l'a écrit. Il s'intitule « Gouverneur de la rosée ». Il est maintenant rangé dans mes valises. La cigarette est entre mon pouce et mon index, comme tu me l’a appris. Les nuages de fumée sont dévastateurs, ils ont une sorte de pouvoir qui remplit mes poumons de souvenirs. Un pouvoir qui fait germer, en mon cerveau, angoisse et bien-être tout à la fois (bien que je veuille mourir ou partir).

J'éteins ma cigarette sur la face du miroir. J'ai craché une dernière bouffé de fumée avant de m’emparer des valises avec une boule coincée dans la gorge et une absence frappante dans ma cage thoracique. J'ai franchi la porte une dernière fois, la maison avec nos souvenirs, nos disputes, nos rires, mais surtout avec les "nous " que nous étions durant les soirs.

Je longeais un carrefour, pris un bus pour m'emmener à Delmas. Je ne prêtais plus attention aux visages. Je me forçais à ignorer la nuit et son odeur, tout en toisant le visage de la rue engloutie dans les bruits de cette nuit.

Le mini-bus un peu fracassé par les années me déposa directement devant l'adresse qu'Émilie m'avait indiquée. C'est en réalité une grande maison avec des chambres numérotées et des murs couverts de poussière empestant la drogue et la pisse jusqu'aux fondations.

Émile m'a reçu dans son bureau. À mon arrivée, je faisais le timide en me bornant dans le silence. Il m'a très vite demandé :

-Comment va Laura?

Si seulement tu savais Laura. Je ne sus pas quoi répondre. J'ai baladé mon regard sur un mur et j'ai balbutié :

-Elle va bien. Elle est en train de lutter en France contre la pandémie.

-Elle doit être prudente. Très prudente, a-t-il répondu. Et je lui ai souri.

Nous avions passé environ une heure à essayer de parler de tout ce qu’il s'est passé depuis le temps que nous ne nous étions pas revus avant qu’il ne me conduisît dans ma nouvelle chambre. Ma nouvelle maison.
C'est une petite pièce munie d'une fenêtre et d’un vieux matelas qu'Émilie appelle lit. Ses murs sont aussi poussiéreux que les murs à l'entrée. Je savais déjà que mes voisins sont stupides et qu'ils fument de la marijuana à n'importe quelle heure le soir.

J'ai pris quelques minutes pour m'installer. Lorsque je me suis mis à scruter le plafond sur lequel était dessiné tant de toiles d'araignées, j'ai eu une envie de raconter ma journée. Mais il n’y avait personne pour m'entendre. J’ai réalisé que durant ces moments-là, il fallait tout remettre en question ; alors on se rendait compte à quel point on est seul, à quel point tout peut changer, comme ça, du jour au lendemain.

Une brise s'éclatait du ventre de la fenêtre et me caressait doucement le visage tout en emportant vers moi les aboiements de la nuit. J'ai peur du noir. Pas de celui qui m'entourait en ce moment mais de l'obscurité qui s'insinuait dans mon esprit, te faisant apparaître dans chacun de ses recoins. Des séquences repassaient. Je revivais les fois où je t'aidais à défaire tes tresses. Tu t'asseyais entre mes jambes et je m'occupais de tes cheveux. Tu me parlais de tes journées de travail. C'étaient les seules fois où tu me parlais de toi. C'étaient les seules fois où tu m'avouais ce que tu ressentais. J'écoutais, je te comprenais. Je t'aimais et j'étais heureux par la seule idée de ta présence.

Désormais, tout avait disparu. Il ne me reste plus rien (sauf ton numéro pour envoyer des messages). Cela était incapable de remplacer ta présence. Ta présence est quelque chose de vital. Je suis en train de mourir loin de toi. Reviens-moi ! Et aussi, "je t'aime". Comme je n'ai jamais aimé, comme je n'aimerais jamais.

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