Chapitre 35

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Il nous fallait patienter. Quelques jours et je pourrais le récupérer, le faire sortir de l'établissement et l'emmener chez moi, loin de tout ça, l'aider à se reconstruire. Je menais à bien mes derniers dossiers, prenant le temps d'expliquer à mes patients que je partais, que je devenais libéral. Et puis je passais le voir dans sa chambre, restais un moment avec lui.

Le mardi soir j'eus une idée, absurde mais à force d'y penser elle me semblait être une bonne chose à faire. Mon frère m'y encouragea, et je repensais à ce que Romain m'avait dit plutôt dans la journée. Brahim travaillait dur, il était appliqué et attentif, mais il lui restait cette réticence face à autrui, la difficulté qu'il avait à laisser Romain l'approcher. Il lui restait cette petite chose, minime ; le traumatisme du rejet, l'engueulade avec sa famille de laquelle il s'était réveillé, à moitié paralysé et privé à jamais de son jumeau. Je dû demander de l'aide à Medhi car il me manquait des informations. J'hésitais une partie de la nuit encore, imaginait les différents scénarios, de quelle façon il pourrait réagir, comme il pourrait m'envoyer chier et ne plus jamais vouloir me reparler.


Mon créneau du mercredi matin restait libre, puisqu'originellement occupé surtout par lui. Je suppliais Romain de me confier Brahim pour quelques heures. Il rechigna mais céda, il savait bien lui-même que certaines choses devaient être réglées et puisque ce garçon semblait s'être accroché à moi comme une moule à son rocher, ce fut moi qui entrais dans sa chambre le mercredi matin.


Il m'accueillit souriant, tranquille. Le vert olive de son tee-shirt en coton s'accordait à merveille avec sa peau et son jean mettait en valeur sa silhouette élancée. Il m'attendait dans le fauteuil réservé en général aux visiteurs qui avait été rapproché de la fenêtre.

"Décidément, on va en faire une habitude des sorties du samedi !"

Je voulais l'avaler en entier quand il souriait du coin de sa bouche, la fossette qui se creusait juste au-dessus de son menton, l'étincelle dans ses yeux. Je m'assis sur le bord de son lit, profitant du fait que lui n'y soit pas, les mains liées sur mes cuisses. Ses sourcils se froncèrent à force de m'observer.

"Qu'est-ce qu'il se passe ?

_ J'ai eu une idée hier.

_ Et c'est ce qui te met dans cet état ? Tu vas voir, on s'habitue vite à réfléchir et à avoir des idées.

_ Non, c'est... Je ne suis vraiment pas sûr de moi sur ce coup, et si tu m'envoies chier parce que tu trouves que c'est une idée de merde, je comprendrais.

_ Si tu comptes m'emmener dans un bar à putes, c'est une idée de merde."

Il me faisait confiance. Je ne voulais pas le considérer comme un être fragile, qu'il fallait protéger mais j'avais si peur de le briser un peu plus.

"Personne n'a le droit de te priver de tes droits, et je sais que tu n'as pas pu aller à l'enterrement..."

Ses doigts se crispèrent instantanément sur les accoudoirs, sa mâchoire contractée, ses yeux voilés de douleur. Son regard me pénétra, mon cœur se serra. Je savais que sa colère n'était pas dirigée vers moi, mais elle me fit mal pourtant.

"Je veux t'emmener. Je veux que tu puisses te recueillir, reprendre un minimum de contrôle sur ta vie.

_ Tu viendras avec moi ?

_ Ou je peux t'attendre dans la voiture."

La colère s'était dissipée aussi vite qu'elle avait envahie son esprit. Il tenta de se lever avec maladresse mais s'accrochant au rebord de la fenêtre, puis au petit placard contre le mur, au bord du lit puis enfin à mon bras, il se tint debout devant moi.

"Non. Accompagne-moi."


Les rues étroites aux angles impossibles se succédaient. Il ne dit rien de tout le trajet. Je me garais sur un minuscule parking de graviers clairs, devant un mur de briques en mauvais état. Stoïque, il attendait. Je coupais le contact, sortit pour lui ouvrir la portière et l'aider à sortir, lui tendant les deux béquilles que je lui avais amenées.

Il s'y cramponna fermement, et avança, lentement, douloureusement, au travers des allées où s'étalaient les stèles disparates. Au fond, le long du muret, nous trouvâmes la tombe que nous cherchions. Le nom y était gravé en lettres d'or, à côté d'une petite photo ovale dont je détournais les yeux ; la ressemblance était trop frappante entre celui qui avait été mis en terre, et celui qui se tenait debout à côté de moi.

Brahim s'était comme figé, immobile et impassible. Il n'y avait rien, pas un bruissement de vent, pas un bruit d'oiseau, pas un son de voix même lointain. Nous étions seuls, et il paraissait l'être complétement, isolé dans sa peine. Ne sachant que faire, j'étais étranger à ce genre de douleur, je restais en retrait, un pas derrière lui. Puis je l'entendis. Les pleurs qui éclatèrent soudain, brutaux, bruyants, ravageurs. Ses jambes se mirent à trembler, son dos voûté, il menaçait de tomber. Je me précipitais sur lui, ne pus qu'accompagner sa chute. Les jambes tordues dans un angle étrange, il se lova contre mon torse et pleura sans fin.

Nous restâmes là un long moment. Mes jambes s'engourdirent, mon dos était douloureux, j'avais des picotements dans la nuque mais je ne dis rien. Je caressais son dos, passais mes doigts dans ses cheveux, sur ses tempes. Sa respiration finit par s'apaiser, redevenir le souffle calme qu'elle était ordinairement. Ses yeux et son visage étaient rougis, son nez humide.

Ce n'était plus de la détresse dans ses yeux, l'ombre permanente qui ramenait à lui les fantômes de son passé s'était apaisée. Il était triste, le retour à la réalité était dur, mais il était lui et enfin avait pu vivre ce qu'on lui avait refusé.

"Je voudrais tant apaiser ton chagrin, soufflai-je en prenant son visage entre mes mains.

_ Vous êtes doué dans ce que vous faites docteur."

Le retour à la clinique fut plus morose, son visage se décomposant au fur et à mesure où je retraversais la ville en sens inverse, me rapprochant de rond-point et rond-point. Je m'engageais sur le parking pour le découvrir les bras croisés sur son torse, les lèvres pincées. Une fois à l'arrêt, je me penchai sur lui, effleurais le contour de son oreille, redescendit dans son cou, dessinant des frissons qui s'enfuirent jusque dans sa nuque.

"Deux jours. Vendredi, je te récupère. Un peu plus de quarante-huit heures.

_ Quarante-huit heures, répéta-t-il." 


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Suite demain. Bientôt le début des choses... Hum. De certaines choses. 

Blouse blanche [BxB]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant