Je détestai les repas de famille. Une fois par mois, un dimanche midi, il fallait se réunir, se serrer la main et s'embrasser, faire comme si on s'aimait tous bien. Je me garai de travers dans l'allée proprement recouverte de graviers, l'herbe bien tondue et les fleurs joliment plantées. Je récupérai mon téléphone que j'avais jeté sur la banquette arrière suite à une énième prise de tête avec Dylan. J'aurai voulu lui hurler que moi aussi, je l'avais trompé. Moi aussi, j'avais été voir ailleurs et que j'avais trouvé ça génial de baiser un autre cul que le sien. Mais comme toujours, je m'étais tu, l'écoutant me raconter ses excuses plus débiles les unes que les autres, j'avais sangloté les mains crispées sur mon volant et j'avais raccroché.
Je contrôlai rapidement mon reflet dans le rétroviseur. J'essuyais mes yeux larmoyants, ajustais le col de ma chemise avant de me claquer ma portière.
"Et après ?"
Je reposai le plat de purée au milieu de la table. Je pris le temps d'applatir le tas formé dans mon assiette avec ma fouchette.
"Après ? Répétais-je.
_ Oui, tu ne vas pas rester là toute ta vie. Tu ne veux pas d'un cabinet ou... ?"
C'était bien ma mère ça, me laissait gentiment finir sa phrase pour ne pas paraître elle-même trop assassine.
"Non, j'aime beaucoup mes patients comme ça.
_ Ah."
Un silence, mon frère réajusta les manches de sa chemise. Il m'adressa un bref regard qui semblait compatissant.
" Tu sais, repris ma mère."
Et avant qu'elle n'ait fini sa phrase, oui, je savais. Le fils de Carine.
"Le fils de Carine a ouvert son cabinet. Il gagne très bien sa vie. Il vient d'acheter une maison, splendide ! Il a même engagé un architecte pour ses travaux.
_ Super pour le fils de Carine, ironisais-je. Mais je ne suis pas gynéco, je ne souhaite pas avoir de cabinet, et je ne souhaite pas engager d'architecte.
_ Pourtant tu devrais déménager !"
Je grinçais des dents en lui offrant un sourire amer.
"Arriverais-je un jour seulement à te satisfaire maman ?"
Elle se tourna vers mon père, la bouche toute grande ouverte, l'air surpris. Elle saisit la main de mon père qui a son habitude restait muet. Ezéchiel se racla la gorge.
"Pourquoi tu dis ça ? Je suis satisfaite.
_ Ah oui ? De quoi ? Mon boulot ne te plait pas, mon appart ne te plait pas, ma vie même ne te plait pas.
_ Ce n'est pas ça ! C'est juste que, selon moi tu aurais besoin de...
_ Si tu me dis "une femme", je quitte la table."
Combien de fois nous étions retrouvés là, avant que je ne quitte la maison, puis après. Combien de fois me l'avait-elle faite celle-là. "Une femme dans ta vie arrangerait bien des choses". Selon elle, une femme rangerait mon appart et remplirait mon frigo, me ferait de beaux enfants, dont elle s'occuperait tout aussi bien qu'elle ne s'occuperait de moi.
Je serrai les poings sur la table en repoussant mon assiette.
"C'est pour toi que je dis ça, chéri, se reprit-elle.
_ Non, c'est pour toi uniquement. Pour que ton fils face moins tâche dans le décor."
Le repas se termina dans un silence lourd de non-dits. Trop de choses que je gardai pour moi, par peur toujours à mon âge de le dire à mes parents, désirant seulement être aimé pour ce que j'étais mais n'y parvenant pas. Mon père avait fui dans son bureau, Ezéchiel avait enchaîné les coups de fils pour pouvoirs disparaitre dans la chambre d'amis. Je restai sur le canapé à faire semblant de consulter mes mails.
La grande pendule dans l'entrée sonna quatorze heures trente, je me levai, enfilai mon manteau et parti en claquant la porte après avoir salué mon frère d'un signe de main. Pour une fois, il m'avait répondu.
Je ris de moi-même sur le chemin du retour, sur la route déserte comme un dimanche après-midi. Il se mit à pleuvoir quand je m'arrêtai à feu rouge, et l'idée folle de sortir de la voiture et de m'enfuir en courant me prit. Tout laisser là, la voiture, les factures et le travail, ma famille, mes mensonges trop lourds à porter, Dylan, et tout le reste. Je m'enlisais sans plus m'en sortir, sans plus savoir ce que je pouvais dire à chacun. Je me trouvais parfaitement idiot de cacher tant de choses, et par-dessus tout, qui j'étais.

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Blouse blanche [BxB]
General FictionPour Diego, il va être difficile de rester professionnel face à Brahim, son nouveau patient récalcitrant. Mais entre conscience professionnelle et amour, Diego devra faire un choix. Contenu mature.