𝟣 | 𝒸𝒽𝒶𝓅𝒾𝓉𝓇𝑒 𝓊𝓃

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Bonne lecture !

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Se rendre au cœur même du village avait toujours été quelque chose que Keiji redoutait profondément. Il n'aimait ni ces regards, ni ces chuchotis qui apparaissaient sur son passage. Sa peau le piquait presque violemment dans ces moments-là, et il se sentait capable de planter ses ongles et de se gratter jusqu'au sang.

Ce sera sûrement la dernière fois, se dit-il. La dernière fois.

Le soleil tapait fort, et durant une seconde, il regretta d'être sorti en début d'après-midi. Il aurait dû y aller le matin. Mais pourtant, une petite voix lui souffla que ce qu'il venait chercher aujourd'hui, il ne l'aurait certainement jamais trouvé le matin ou en soirée.

Un homme passa auprès de lui, frôla son épaule tout en le dévisageant, et Akaashi ne put s'empêcher de se recroqueviller sur lui même. Un frisson de dégoût lui remonta le long de l'échine et il baissa les yeux avant d'accélérer le pas.

La dernière fois.

La place grouillait de monde, comme tous les dimanches avant la messe : tout le village devait se réunir ici. Il se faufila bien plus facilement entre les corps, passant inaperçu aux yeux de ceux qu'il voulait lui-même ignorer. L'odeur de sueur était écœurante, comme un nuage étouffant qui lui comprimait la poitrine. Seules quelques rares personnes s'intéressèrent à lui – et chuchotèrent en le reconnaissant – mais une grande majorité ne le regarda même pas.

Il traversa la place, arriva devant la grande porte de l'auberge, puis entra sans attendre, presque heureux de pouvoir retrouver quelques minutes de fraîcheur sous cette chaleur de plomb.

Il mit un pied à l'intérieur, et nombre de conversations s'arrêtèrent immédiatement. Passant une main brûlante sur sa nuque, il s'avança à travers la pièce jusqu'au comptoir et leva les yeux vers la femme qui se trouvait derrière.

– Oh, Keiji ! Tu vas bien, mon mignon ?

Saeko lui offrit un sourire qui le mit mal à l'aise, et il hocha distraitement la tête.

– Saeko-san, tu...

Mais elle avait l'air de déjà savoir pourquoi il se trouvait là. Ses lèvres se tordirent en une expression gênée.

– Oh, Keiji... Oui je l'ai vu.

Elle fit glisser un verre d'eau dans sa direction, puis s'appuya contre le bar en bois.

– Elle était là avec...et bien tu sais qui, toute la semaine depuis mardi je crois.

En vérité, il ne savait pas vraiment « qui ». Il ne l'avait jamais vu : pas celui-ci en tout cas. Il avait arrêté de se tenir au courant depuis quelques années.

– D'accord, merci. Tu sais où elle est à présent ?

Derrière lui, quelqu'un siffla bruyamment, et Saeko lui lança quelque chose, un torchon peut-être. Il n'osa pas se retourner.

– Aujourd'hui je ne sais pas. Mais hier, elle est partie avec lui.

Il hocha lentement la tête.

– Merci, dit-il avant de tourner les talons.

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Quand il rentra chez lui, Akaashi se demanda ce qu'il allait bien pouvoir faire pour trouver à manger.

Sa mère partait souvent, cela n'était jamais une surprise : parfois il se levait le matin en trouvant le lit vide, et comprenait qu'elle n'était plus là. C'était une femme magnifique qui aimait trouver du réconfort dans la compagnie des hommes, et ces derniers étaient attirés par elle comme les papillons par la lumière. Même lui ne pouvait s'empêcher d'être rassuré et même quelque peu heureux lorsqu'elle rentrait enfin à la maison, et nombreux étaient ceux qui lui avaient affirmé qu'il lui ressemblait en tout point.

Lorsqu'elle reviendrait, car arriverait un jour où cet homme, celui avec qui elle s'était enfuie cette fois, allait lui briser le cœur, comme à chaque fois, elle aurait alors besoin de nourriture. Elle se consolerait en mangeant, très certainement, et ne mettrait pas plus de trois ou quatre jours à remarquer son absence. Mais Keiji savait, dans le fond, qu'elle n'avait pas besoin de lui.

Il alla s'allonger dans le lit qu'il partageait avec elle, se pelotonnant dans les draps et profita du léger vent qui s'engouffrait par la fenêtre. Son estomac cria mais il le fit taire en enfonçant sa tête dans l'oreiller.

Au loin, un loup hurla, et il ferma les yeux.

Keiji entendait presque tous les soirs au moins deux loups hurler pendant des heures. Ce son avait fini par lui être familier, et désormais il l'accueillait presque avec gratitude.

Tant pis pour la nourriture.

Il écouta leur hurlement pendant un moment, jusqu'à finalement fermer les yeux et s'endormir en quelques secondes.

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Lorsqu'il se réveilla, il faisait déjà nuit.

Lentement, il se redressa, frottant ses yeux afin d'effacer les dernières traces de sommeil, puis balança ses jambes en dehors du lit afin d'accéder à la bougie sur la table de nuit. Il gratta une allumette, et soudain une lumière éclaira la pièce.

Keiji resta immobile quelques secondes, puis se rendit dans le salon. Il posa la petite soucoupe sur la table, attrapa son pull afin de le passer par-dessus sa chemise, puis s'assit sur l'une des chaises.

Il regarda le vide.

Dois-je écrire une lettre ? Nous avons peu de papier, alors cela vaut-il vraiment la peine d'en gâcher pour ça ? Même pour un mot, ça ne servirait pas à grand-chose.

Une goutte de cire tomba sur la table et il la toucha du bout du doigt. Elle était chaude, mais pas brûlante, et elle se colla à son ongle.

Un nouveau loup hurla, et son regard fut attiré par la lune qu'on pouvait apercevoir par delà la fenêtre.

Encore quelques secondes. Quelques secondes seulement.

Il compta à l'intérieur de sa tête. Dix secondes. Ensuite ça serait fini.

Un.

Il se leva, et la chaise racla contre le sol, résonnant dans le silence de la nuit. En passant devant le miroir à côté de la cheminée, il se regarda quelques secondes.

Deux.

Ses grands yeux sombres. Sa peau claire et lisse, qui brillait à la lueur de la bougie. Ses lèvres rose. Ses cheveux noirs.

Trois.

Les gens avaient raison, il était bien le portrait craché de sa mère.

Quatre.

Son esprit s'égara dans ses souvenirs. Des souvenirs lointains, des murmures écœurants, des chuchotements admiratifs. Une ressemblance fortuite, une jeunesse attirante.

Cinq.

Keiji oubliait, parfois. Il fermait les yeux, et oubliait. Il arrivait à passer outre, et ne se regardait jamais dans un miroir.

Six.

Il secoua la tête et détourna le regard. En s'éteignant, la petite flamme laissa derrière elle une ligne de fumée sombre.

Sept.

Les problèmes du cœur et de l'esprit étaient ceux des riches. Les pauvres n'avaient pas assez de temps à dépenser pour cela.

Huit.

Keiji tourna les talons, décrocha la clé du clou, puis ouvrit la porte. Il prit grand soin à bien la reverrouiller derrière lui. Il ne voulait pas que des pillards viennent se servir.

Neuf.

Une fois cela fait, il prit une grande inspiration et sortit du petit jardinet.

Puis il s'enfonça dans la forêt.

Dix.

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Des bisous !

Somewhere to go || BokuAkaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant