Nuit 6

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A bout de souffle, je débouche enfin sur le toit. La personne qui m'a demandée de venir n'est pas encore là. Je l'ai croisée dans le bus, au retour de l'école, et j'ai réussi à convaincre Mathias de m'aider à sortir cette nuit. Il a donc volé les clés à Maman et m'a laissée sortir, pour mon plus grand soulagement.

Je m'avance et m'assois en tailleur. Des gouttes éparses atterrissent sur les cheveux, roulent sur mes joues puis s'écrasent par terre. Il pleut. Je déplie le parapluie que j'avais pris en voyant le temps durant la journée. Inconsciemment, un grand sourire vient prendre place sur mon visage. Je me sens... Vivante. À ma place. Contrairement à d'habitude, je vois le réel intérêt de la vie.

- Il pleut.

La voix calme de Jules me fait sursauter, je ne l'ai pas entendu arriver. Je me retourne vers lui et l'observe en silence. Ses cheveux bruns collent à son front à cause de la pluie. Ses yeux marrons sont éteints, sans une seule lueur de vie en eux, ce qui me fait froncer les sourcils. Il porte un gros sweat qui a l'air extrêmement confortable, et un jean, le tout imbibé d'eau autant que possible. Son visage fermé est incliné vers le ciel.

- Personne n'avait remarqué. raillé-je, avant de me mordre la lèvre.

Je parle la plupart du temps sarcastiquement, mais Aimée dit que ça m'enlève du charme, alors j'essaie d'arrêter. Mon interlocuteur baisse enfin ses yeux sur moi. Un demi sourire, vient éclairer très légèrement ses traits sévères.

- Le vrai mois de novembre arrive enfin. J'ai toujours trouvé qu'il faisait trop chaud avant. Depuis quand une nuit automnale fait une dizaine de degré ?

Je le laisse s'asseoir à côté de moi, puis décale légèrement le parapluie, qu'il soit un minimum protégé, sans qu'on ai à être collé. Un sourire amer prend place sur mes lèvres.

- On aura beau parler, la nature veut définitivement nous faire passer un message. Ce mois de novembre est anormal. Normalement je sors ma doudoune rembourrée... L'étau se resserre comme on dit.

Un éclat de rire lui échappe, contrastant avec la tension qui l'habite.

- J'ai à faire à  une ecolo en herbe !

Vexée par son ton moqueur, je ramène le parapluie vers moi et pointe un doigt accusateur sur lui.

- Mais regarde ça ! C'est ça que tu souhaites ? L'égoïsme humain qui détruit ce que l'Univers nous a donné de plus beau ! L'égoïsme humain qui détruit la seule chose qu'il ne dirige pas ? Parce qu'on aura beau dire tout ce qu'on veut, la vérité, c'est qu'on a peur. Peur de cette puissance qui nous échappe. Peur de cette chose qui contrôle notre vie. Peur de ne pas être maitre de tout. Parce que la peur est plus forte que tout. Alors on détruit pour ne pas être détruit n'est ce pas ? Mais qui dit qu'on serait détruit ?

Hein Maman ?

Le sens caché de mes paroles me saute aux yeux presque immédiatement. Ma mère a peur. Peur de ce que j'ai pu faire. Peur de ce qu'elle pense que j'ai fait. Mais la seule personne qui pourrait m'aider n'en a plus la possibilité. Les larmes me montent aux yeux, mais je m'empresse de les refouler du mieux possible. À côté de moi, Jules est silencieux.

- Mais on peut combattre nos peurs. signale-t-il après un long moment de silence.

- T'as déjà vu quelqu'un d'assez courageux pour le faire ?

- Pourquoi, pas toi ?

- On touche à la vie privée là ! dis-je en riant légèrement.

Ses yeux perçant se tournent vers moi. Déstabilisée par l'intensité de son regard, je détourne le mien, avant de retomber inevitablement dedans. La bouche entrouverte j'oublie de rire. Seuls ses yeux comptent. Comme si ils m'hypnotisaient contre mon gré. Ma main se soulève doucement en direction de son visage, mais il détourne brutalement la tête, rompant le charme du moment. Quel charme d'ailleurs ? Lassée je secoue la tête pour me remettre les idées en place.

- C'est pas ce que font les amis, de se raconter leur vie privée ?

Sa question me déstabilise. On se connaît depuis six jours, on se parle depuis même pas trois, et il se revendique déjà comme ami. Mal à l'aise à l'idée de lui dire qu'on ne l'est pas, mais trop sincère pour lui mentir, je préfère garder le silence, regardant les gouttes d'eau tomber inlassablement devant moi.

- Je peux récupérer mon bout de parapluie ? plaisante-t-il à mi-voix. Pas que je n'aime pas la pluie, ou que je ne sois pas trempé, mais ça devient un peu désagréable quand même.

Sans répondre, je décale imperceptiblement la protection imperméable, mais c'est suffisant pour qu'il soit un peu abrité.

- On dirait que tu as passé une mauvaise journée. relève-t-il sans se tourner vers moi.

Un rire amer m'échappe. Mauvaise journée, c'est un euphémisme. Ma journée a été une catastrophe, un cauchemar, une bataille sans fin. Et je sens que ce n'est que le début de la guerre, la paix est encore loin, et bien loin de moi l'idée que je vais réussir à  l'instaurer à nouveau. Remarquant qu'aucune parole ne franchit la barrière de mes lèvres, Jules se tourne vers moi, un air inquiet sur le visage.

- Ça va ? Tu es sûre ? On peut en parler si tu veux...

Des milliers de mots me viennent aux lèvres, mais je les garde bien fermée. Je tins, je tiens, je tiendrai. Mon bouclier n'a jamais été aussi efficace. En tout cas pour tromper les autres. Et garder mes yeux secs. Et une nouvelle règle vient d'être instaurée : ne pas parler de ses problèmes aux inconnus. Et quoiqu'il en dise, Jules est un inconnu.

- On ne parle que de moi, parlons un peu de toi, ta journée ?

Un faux sourire aux lèvres, je lui donne un léger coup dans l'épaule. Immédiatement, son visage se renferme comme au moment où il est arrivé sur le toit.

- Ma vie n'est pas très intéressante.

- La mienne non plus.

- Comme ça on est quitte.

- C'est clair.

Le silence revient, tandis que Jules et moi ruminons le plus beau mensonge de notre existence. Il ne sait pas mentir, moi non plus. Comme ça on est deux. Je m'enfonce de plus en plus dans les trefonds de mon esprit. Plus mes pensées se forment, plus les larmes me montent aux yeux. Car je ne peux pas mentir sur ça.

Mon Automne, si tu m'entends, sache que tu me manque. J'ai passé une journée abominable. Mon ancienne meilleure amie a fait de ma vie un enfer. Tu sais, Aimée. Tu l'aimais tellement. Moi aussi je l'aime. Mais à cause de ça, on ne se parle plus. Et en plus, elle a ligué tout le monde contre moi. Si tu savais comme tu me manques...

Tout chez toi me manque. Tes cheveux, tes yeux, tes taches de rousseurs. Tes questions auxquelles je n'arrivais pas à repondre. Tes remarques insolentes. Ton chocolat brûlant. Ta chambre toujours en bazar. Tes idées loufoques. Tes sentiments exagérés. Ta passion pour les vieux livres pousserieux.

Peut être qu'un jour on se reverra. Je ne crois pas à ces choses, mais je veux espérer. Parce que tu as toujours été mon rayon de soleil, mon étoile. Chaque nuit je te contemple dans le ciel, sans me résoudre à me dire que ce n'est pas toi. Parce que Automne, même si je n'ai jamais été le meilleur modèle dans ta vie, j'espère quand même avoir réussi à t'inculquer quelques bases, comme le fait que les étoiles sont des soleils à des millions d'années lumières, et non pas une âme d'une personne qui s'est envolée.

Je n'arrive pas à me résoudre à me dire que tu n'es plus là. Je me sens responsable de ton départ. J'étais ta grande sœur. J'étais censée te protéger de la réalité de la vie, te réconforter quand tu es triste, te faire rire aux éclats chaque jour de ta vie. Mais j'ai failli à ma tâche. Je l'ai très bien compris, et cela fait longtemps. Maman aussi a compris. C'est pour ça qu'elle est comme ça avec moi. Je suis coupable Automne, et je m'en excuse.

Je n'ai jamais voulu te tuer. Je n'ai jamais voulu être un assassin.

Lueurs solitairesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant