Jour - 2078

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- Ma... Maë... Maëlle...

Lucy hoquète au téléphone. Je soupire et lève les yeux au ciel. Ça fait plusieurs mois que je ne l'ai pas vue, ou appelée, et voilà qu'elle ressurgit une fois de plus dans ma vie. En pleurs. Pour changer.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

Je l'entends inspirer profondément. Peut être que ce sera plus cohérent comme cela.

-J'ai fait une bêtise...

Pour changer.

C'est ce que j'aimerai lui dire. Lui reprocher. Mais je ne le fais pas. Je sais que si elle m'appelle c'est pas pour que je la laisse tomber comme les autres. Je sais que tout le monde a besoin un jour ou l'autre d'une bouée de sauvetage.

- Tu as besoin de quoi ?

Elle hoquète à nouveau. Super, c'est reparti.

- De toi...

Quelque chose dans sa voix me fait froncer les sourcils. Je ne tarde pas à comprendre ce que c'est.

- Lucy, sérieux, t'es bourrée ?

- Maëlle... J'ai fait une erreur quand je t'ai quittée. Je t'aime. Je suis désolée.

Dire que je n'avais pas imaginé qu'elle me dirait un jour ces mots serait mentir. Mais je n'aurai pas pensé qu'elle les dirait en ayant bu, en pleurant, au téléphone.

- Écoute... Il vaut mieux qu'on se voit pour parler de ça d'accord ?

J'entends un frottement contre le micro de son téléphone puis elle ajoute :

- Oui. OK. D'accord. Super. Merci.

- On se voit très vite d'accord ? Tu n'as qu'à passer à Paris en semaine, j'y suis toujours. Sinon viens chez Delphine et Thibault pour le week end, j'y suis souvent.

- Pas de problème je retiens ! À bientôt Maëlle !

Elle raccroche et je range mon portable en soupirant. Un début de mal de crâne pointe le bout de son nez, mais je décide de l'ignorer et rentre dans le bar devant moi. La musique m'agresse les oreilles dès le seuil franchi, et je grimace involontairement. Je déteste ces soirées où Judith me traîne et où je me retrouve au milieu d'une foule d'inconnus, avec la sensation d'être incapable de respirer.

Au moins, elle a compris que je ne pouvais pas aller en boîte, ce qui est une bonne chose vu ma réaction de la dernière fois. J'ai cru que mon cœur allait lâcher. Je ne contrôlais plus rien, et cela faisait bien longtemps que je n'avais pas eu cette sensation. Le monde tournait, mais moi je restais à la même place. En apnée. Et puis tout a repris. Trop vite. Le bord de la falaise s'est rapproché, j'ai chancelé, et j'ai vu la chute.

Et Leo est entré en scène. Il m'a repêché au milieu de la foule et m'a fait sortir, avant d'aller chercher Judith. Sans lui, je ne sais pas ce qui se serait passé.

- Maëlle !

Je cherche du regard ma meilleure amie en entendant son cri. Je la vois enfin agiter les bras depuis une table plus reculée. Je suis sûre que Leo l'a convaincue, il n'y a pas d'autres explications à ce que celle qui souhaite être au cœur de l'action se trouve aussi excentrée. Je m'approche en me glissant entre les corps chauds et suants.

- C'était qui ?

Retour brutal à la réalité. Je soupire. Au fil des années, le lien qui me rattache à Judith s'est épaissi et est même devenu la seule chose qui me permet de garder les pieds sur terre. C'est elle qui me pousse à aller voir November les week end. Elle qui me sort de mon travail de la fac. Elle qui m'empêche de devenir vieille et aigrie avant l'heure. Je sais que je peux tout lui confier. Et pourtant, bien souvent, ses paroles et leur violence me dérange. Car elle ne mâche pas ses mots. J'hésite encore une demi-seconde puis me lance.

- Lucy.

Elle hausse les sourcils et un sourire prend place sur son visage.

- Elle voulais quoi ?

Dernière possibilité de revenir en arrière. Après ce sera trop tard. Mais j'ai trop été prudente dans ma vie. Apprendre à faire confiance est essentiel.

- Me dire qu'elle m'aimait.

Un sifflement lui échappe.

- Et tu lui as dit quoi ?

- Qu'il fallait qu'on en parle en personne.

Elle acquiesce lentement. Puis elle se tourne vers le comptoir.

- Et tu vas faire quoi de...

Elle désigne Leo du menton. Je soupire, car je ne sais pas quoi lui répondre. Lucy et moi avons une relation qui dure depuis mes dix-huit ans, avec, certes des hauts et des bas, mais je l'aime et elle m'aime. Leo et moi nous connaissons depuis deux mois, commençons tout juste une relation. Présenté ainsi, le choix paraît simple. Mais j'en ai marre de souffrir pour rien.

- Je sais pas. Je suis perdue. Une fois de plus. Lucy a le don de revenir vers moi aux pires moments, non ?

Un rire échappe à ma meilleure amie, puis elle se mord la lèvre devant mon air sérieux.

- Un peu oui. Et sur ce coup là, je peux pas te conseiller. Fais ce qui te semble le mieux.

Je laisse tomber ma tête sur la table. Mes pensées tourbillonnent dans ma tête. Lucy, Leo, passé, présent, futur... Et, au bout, la lumière. En réalité je connais la réponse depuis le début. Ne serai-ce que parce que Lucy connaît Nov'.

- J'ai pas envie de le blesser. declaré-je tout haut.

Judith sourit amèrement.

- Je savais que tu la choisirais. Mais je pensais que tu allais plus hésiter.

Je lève les yeux au ciel et suit du regard mon copain qui revient avec une commande. Deux bières, pour lui et Judith, et une grenadine, pour moi. Je ne bois pas d'alcool.

- Ça va les filles ?

Ma meilleure amie a un sourire éclatant. C'est une très bonne actrice, il n'y a pas à dire.

- Ça pourrait aller mieux. Tu passes chez moi demain ? Il faut qu'on parle.

J'essaie de prendre un ton léger, pour ne pas lui gâcher la soirée. Mais c'est dur. Je vois à sa tête qu'il a déjà deviné ce que je vais lui annoncer, même si il essaie de se convaincre que ce n'est pas ça.

- Pas de problème.

Le silence s'éternise. Pesant. C'est rare. J'entends les battements de mon cœur, calmes et réguliers. Et mes pensées s'envolent vers la belle anglaise, qui étudie toujours à Lyon. Et mes battements s'accélèrent. Et je sais que j'ai fait le bon choix. Parce qu'elle me fait vivre. Depuis ce jour de terminale, elle ne m'a jamais lâchée.

Parce qu'elle m'aime, quoiqu'elle en dise.

Parce que je me m'accroche à elle.

Parce que c'est l'amour de ma vie.

Lueurs solitairesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant