Nuit 7

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Jules et moi nous fixons dans le blanc des yeux pendant de longues minutes.  Je suis perdue. Ses mots et les miens se mélangent dans mon esprit jusqu'à former une valse incompréhensible, un tourbillon qui échappe à mon contrôle. Seuls trois mots en rechappe. J'étais là. Là. Cette nuit là. Il a tout vu.

Enfin, c'est la dégringolade. Je ressens comme un soulagement au fond de moi, comme si j'attendais ce moment depuis qu'il a prononcé ces mots. Mes barrières se cassent, le tourbillon s'en va un peu plus loin dans mon esprit, et les larmes me montent aux yeux.

Pourtant, je n'ai pas envie de me souvenir. C'est derrière moi. Pourquoi avoir sans cesse à ressasser le passé ? Je cherche un point d'accroche, quelqu'un ou quelque chose auquel me référer. C'est fini, je n'ai plus confiance en Jules. Je ne vois même pas pourquoi je me suis un jour confiée à lui. Je ne le connais pas. En revanche, désormais, il connaît deux de mes plus grands secrets. Ajoutons le toit et cela fait trois. C'est trop.

- Maëlle ça va ?

Mon prénom me fait lever la tête. Jules se tient penché vers moi, une main arrêtée à mi-chemin entre mon bras et son corps. Je ne réponds pas. À la place, je le dévisage, affolée. Affolée de ce qu'il sait. Affolée de ce qu'il pourrait dire. Affolée, parce que pour la première fois depuis longtemps, quelqu'un a l'air de réellement s'inquiéter pour moi.

La sonnerie de mon portable me sort de mon cercle vicieux. Avec des mouvements saccadés, je le sors de mon sac et regarde le message qui vient d'arriver. Mon père. Je suis tellement contente de ne plus etre perdue dans mon esprit, que je regarde directement.

Hey toi ! Ça te dit on se fait un restaurant ce soir ? Tu pourrais même rester dormir à l'hôtel avec moi et on se ferait le week end ensemble...

Je réponds tout de suite, mes doigts volant presque sur mon clavier. On est samedi, mais maman travaille quand même alors le déjeuner sera entre frère et sœur, mais j'avoue que pour le dîner, ça m'arrange. Je lui demande de prévenir maman, puis jette un coup d'œil à l'heure. 11 heures 45. Ça fait long.

Sans regarder une seule fois Jules, je me lève et me dirige vers la sortie, appuie sur le bouton "arrêt demandé".
Les portes s'ouvrent devant moi, et je sors. Autant rentrer à pied.

***

Assise sur la banquette arrière d'un taxi, je me ronge les ongles. Quand j'ai accepté, j'étais tellement contente d'échapper à Jules et à mes pensées, que je n'ai même pas réfléchi. Mais maintenant que je suis en route pour aller le voir, je me demande si j'ai pris la bonne décision. Il m'a abandonnée sur un trottoire. Il m'a abandonnée avec maman. Il ne m'a même pas prévenue. Et maintenant il veut qu'on devienne les meilleurs amis du monde.

- C'est ici mademoiselle.

La voix du chauffeur me fait relever la tête, et je regarde le restaurant devant lequel je suis. Un gastronomique. Évidemment. Papa veut se faire pardonner... Je paye le trajet et m'extirpe de la voiture, presque à contre-cœur.

Mon sac à dos négligemment posé sur mon épaule, j'attends mon père en me balançant de droite à gauche sur mes jambes. Je sens que cette soirée va mal finir. À cause de moi. À cause de lui. À cause des autres. C'est la vie.

- Coucou ma chérie !

La voix enjouée de mon père me sort de mes pensées. Il amorce un geste pour m'étreindre, mais je l'esquive. Si il croit que j'ai tout oublié, il fait fausse route.

- Je suis content de te voir !

Il se gratte le crâne, se demandant sûrement ce qu'il a fait de mal.

- Pas sûre que ce soit réciproque. On entre ?

Sans attendre sa réponse, je le dépasse et pénètre dans le restaurant. Papa se glisse à mes côtés sans me jeter un regard. Le ton est donné. La soirée démarre bien.

Une fois installés, nous nous devisageons comme deux chiens en faïence. C'est un duel infini, mais pas comme ceux que j'ai avec maman. Celui la est plus doux. Il y a de l'amour derrière. On tient l'un à l'autre, et on sait que l'un d'entre nous finira pas craquer. Avec maman, c'est différent, froid, surtout.

- Si c'est pour ne pas parler et être énervée contre moi, pourquoi tu as accepté de dîner ?

Sans même réfléchir, je contre :

- La question n'est pas pourquoi j'ai accepté, la question est pourquoi je suis en colère...

Il hausse un sourcil et attend que je développe. Sauf que je ne vais pas le faire. Cette fois, il doit trouver tous seul. Le silence s'éternise. Je bois une gorgée d'eau pour me donner de la contenance, mais en réalité j'ai peur qu'il ne reconnaisse aucun de ses torts. Un rire nerveux m'échappe. Sa mâchoire tressaute. Il va parler.

- Laisse moi deviner, la fois où je t'ai laissée sur le trottoire...

- Je ne vois pas pourquoi enfin tout le monde adore se faire abandonner en larmes sur un trottoire par son père... je réplique, une pointe de sarcasme dans la voix.

Un sourire franc s'étale sur son visage, tandis que je fronce les sourcils d'incompréhension.

- Je ne vois pas ce qui est drôle.

- Je savais que tu réagirais comme ça. Tu es comme ta mère en fait.

- Je suis tout sauf comme ma mère.

La voix blanche, je lâche cette phrase qui, je le sais, est un beau mensonge. Mais je ne supporte pas d'être assimilée à ce monstre. Je ne veux pas être comme elle. Je ne veux pas réagir de la même façon si je suis brisée. Entraîner les autres avec moi.

- Bien sur que non.

Peut être que mon père me connaît finalement. Il sait comment réagir avec moi. Il sait quand je vais exploser, ou quand je suis calme. Il sait quoi dire. C'est mon meilleur allié, il n'y a pas de doutes.

- Je t'ai laissée parce que je devais aller travailler. Je pensais que tu serais capable d'aller à l'école toute seule, je connais ta grande capacité d'adaption. Et en plus je suis resté, pour vérifier que tout allait bien. Je t'ai vue tourner les talons devant Aimée. Je n'ai pas compris, je pensais que tout  allait bien entre vous...

Je serre la nappe blanche entre mes doigts. Chacun de ses mots me touche en plein cœur. Me blesse, me réconforte.

- Écoute je comprends que la période actuelle soit compliquée pour toi. Entre ta mère, ta dispute apparante avec Aimée, le divorce et... L'anniversaire. Mais il faut tenir bon. Après la pluie, le beau temps, pas vrai ? Tu peux le faire, je le sais, j'ai confiance en toi. Il y a pleins de gens qui tiennent à toi et qui veulent t'aider à franchir ce cap. Je suis là. Je peux t'écouter. Je suis prêt à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour t'aider.

Ses paroles me touchent bien plus que je ne l'avouerai. J'en ai les larmes aux yeux. Pourtant, je repousse la table, me lève de ma chaise, et adresse un regard glacial à mon père, celui qui m'a tout donné.

- Ce n'est pas assez Papa. Tu ne peux pas faire revenir les morts. Tu ne peux pas me changer moi, ni Aimée. Tu ne peux pas calmer maman. Tu ne peux pas te réconcilier avec elle. C'est tout. Tu ne peux pas résoudre mes problèmes. Encore moins avec des grands discours. Je ne vais pas bien. Bravo, tu l'as vu. Tu veux faire quoi maintenant ? Hein ? Qu'est ce que tu peux faire, en vrai ? Rien. Et c'est comme ça.

Je tourne le dos à mon père. À ma famille. A mes problèmes. A Automne. A Aimée. Je me dirige vers la sortie. Vers la liberté. Et c'est comme ça. Et c'est sûrement mieux.

Lueurs solitairesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant