Jour 11

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Mes pieds touchent le parquet froid et je frissonne. Le bois est doux sous ma peau. Mes draps sont froissés  dans mes mains et provoquent des picotis. J'entends, assourdis, les rumeurs de la ville, les coups de klaxon, les moteurs des voitures, l'agitation, tout simplement.

Un jour comme les autres.

Mais pas pour moi. Ma vie est bouleversée à jamais. J'ai presque peur de sortir de ma chambre et de m'en rendre compte. Je sais que ma famille ne sera plus la même. Je sais aussi que j'ai retardé au possible ce moment. Qu'ils vont devoir faire à nouveau leur deuil. Un deuil encore plus dur que le précédent. Qu'ils vont se questionner, ne pas comprendre.

Mais comment leur dire que moi aussi j'ai cherché des réponses là où il n'y en avait pas ? Comment leur dire que moi aussi j'ai culpabilisé alors qu'il n'y avait pas de raison ? Comment leur dire que vouloir comprendre pourquoi elle a fait ça n'est pas possible ?

Le vent fait claquer un volet au loin. C'est ce qui me décide. Je me lève et pousse ma porte, descend les escaliers et passe le seuil de ma cuisine sans m'arrêter une seule fois. Sans prendre le temps de me dire que c'est une mauvaise idée. J'y vais, c'est tout.

Même si on est jeudi, je devine immédiatement que le lycée ne me verra pas aujourd'hui. Un conseil s'est organisé pendant que je dormais. Trois tasses de cafés sont posées dans l'évier, et la machine a oublié d'être éteinte. En soupirant, je pars me préparer un chocolat chaud, et attrape une pomme dans le panier à fruit.

- Ça y est, tu es réveillée.

La voix de ma mère fait pivoter ma tête vers le fond de la cuisine. Derrière la porte du frigidaire, elle était cachée alors je ne l'ai pas vue. En soupirant, elle referme la porte et viens s'asseoir sur une chaise à côté de moi.

D'énormes cernes bordent ses yeux et je comprends qu'elle n'a pas dormi de la nuit. Le bruit de la bouteille de jus d'orange quand elle la pose sur la table me fait sursauter, me faisant réaliser à quel point je suis tendue.

- Maé...

Elle soupire à nouveau et se prend la tête entre les mains.

- Pourquoi attendre autant ?

L'espoir que contient ses yeux me brule la gorge et fait remonter en moi le vieux sentiment de culpabilité. Je me gratte l'intérieur d'un doigt en réfléchissant à ce que je vais pouvoir dire.

- C'était... Dur. Je... Je ne voulais pas me souvenir. j'ai vu ma sœur sauter d'un immeuble. c'est plutôt traumatisant, surtout à quinze ans. j'ai enterré ça au fond de moi. j'ai tellement raconté qu'elle avait trébuché, qu'elle était tombée et que je n'avais pas réussi à la rattraper, que j'ai finis par croire que c'était la vérité.

- Mais... Pourquoi maintenant dans ce cas ?

C'est à mon tour de soupirer. Je bascule en arrière pour jeter un coup d'œil sur le compteur du micro-onde. Mon chocolat est prêt. Je me lève pour le récupérer, laissant ma mère trépigner dans mon dos et me donnant un peu de répit.

- Je suis remontée il n'y a pas longtemps. je t'avoue que ça m'a rappelée pas mal de souvenir. Et puis... Il y a Jules. Il... Il m'a fait tout me rappeler. Il a tout déterré de ma mémoire. Il m'a convaincue de vous dire la vérité. Je ne l'avais pas rencontré, vous n'auriez rien su, ça c'est sur.

- Je ne comprends pas. Tu nous ne l'aurai jamais dit ?

Je me prends la tête entre les mains. Cette discussion m'épuise. Je voudrais fuir, fuir très loin, le plus loin possible.

- Maëlle... Dis leur que je suis désolée. Dis leur que je ne voulais pas faire ça. Dis leur que ce n'est pas leur faute. Dis leur que je les aime plus que tout. Dis leur que je suis désolée. Dis leur que comme ça je suis plus heureuse. Dis leur que ce n'est pas un adieu. Dis leur de continuer à être fiers de moi. Dis leur que je serai toujours là, pas loin. Dis leur que je les aime. Dis leur qu'on se retrouve dans quelques années, le plus tard possible.

- Automne... Pourquoi ?

Je pleure. Je sais que je pleure. Je suis une fontaine. Je sais aussi que ma sœur est au bord du toit, par ma faute, et qu'elle va sauter. Je sais que, quoique je fasse, elle le fera quand même. Je sais que je n'aurai jamais la force de leur dire. Je sais que je ne veux pas la perdre.

Elle me regarde. Elle aussi elle pleure. Mais pas pour les mêmes raisons. Parce qu'elle a peur. Parce que elle repense à pourquoi elle est là. Parce qu'elle me voit pleurer.

Je m'avance, les bras tendu en avant. Elle a un mouvement d'esquive, mais je secoue la tête.

- Viens là. Promis je te laisse repartir.

Elle s'avance, lentement. La main tremblante, j'essuie les larmes qui roulent sur sa joue. Je la fixe dans les yeux, avec un sourire rassurant. Nous restons quelques minutes ainsi, les yeux dans les yeux, mes mains sur ses joues.

- Je t'aime. Ne l'oublie jamais. Je n'aurai plus l'occasion de te le dire, alors je le fais maintenant. Je t'aime Automne. J'aime tes manies. J'aime tes défauts. J'aime aussi tes qualités. Ton sourire. Tes rires. Ton petit cœur qui va s'arrêter. Je t'aime parce que je suis ta sœur, mais aussi parce que tu es une personne incroyable. Je ne t'oublierai jamais. Je parlerai de toi, à mes enfants, petits enfants. Je leur montrerai des photos. Je leur dirai à quelle point tu étais belle et gentille. Je t'aime. Et ça, ça sera vrai pour l'éternité.

Lentement, mes mains se décollent de sa peau. Je n'ai pas envie. Je ne veux pas la laisser partir. Mais je sais que c'est nécessaire. Elle aussi elle le sait. Elle sourit. Elle a l'air... En paix.

- Je t'aime aussi Maëlle. Je doute jamais de toi. Ne laisse pas les autres te marcher dessus. Trouve le garçon... Ou la fille qui te rend heureuse.

J'ai un froncement de sourcil. Elle rit.

- Je sais pour Aimée. Vous seriez super ensemble. Si ce n'est pas le cas, pas grave. Tant qu'il ou elle te respecte. T'aime. Te fais te sentir heureuse.

Elle recule. Un pas. Deux pas. Trois. Il n'en reste pas beaucoup. Le vide s'étend derrière elle.

- Salut Maëlle. A la prochaine. Je t'aime. Je les aime.

Ce sont des dernières paroles. Le vide l'a rattrapée. Toujours plus près. Toujours plus rapide. Je m'écroule, en pleurs, me précipite vers l'endroit où elle a disparut. Je la vois. Elle tombe. Elle sourit. Elle me fait coucou. Et puis elle n'est plus que sang. Douleur. Cris. Pleurs. Souvenirs. Passé.

- Si... Je n'étais juste... Pas prête. Elle m'a fait promettre tu sais. Enfin pas vraiment. Elle m'a ordonnée de vous le dire. Je l'ai écrit, je ne voulais rien oublier.

Je sors de la poche de mon short un papier usé, usé par les larmes, par le temps, par les cris, par la tristesse, ou tout simplement par la vie.

- Je vous laisse le lire, je...

- Reste ma puce. Tu nous manquerais.

Elle sourit tendrement. Moi, je n'en crois pas mes yeux. Maman est gentille. Maman n'a pas fait de remarque. Maman est comme avant.

Peut être que Jules avait raison en fin de compte...

Lueurs solitairesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant