Chapitre un

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En progressant sur la passerelle métallique vers l'embarcation, abreuvée de découvertes, Annabelle fut heureuse d'être escortée par un homme d'âge mûr, vigoureux de sa personne. Sans la frôler, il l'entourait d'attentions pour repousser, si non les regards, les badauds envahissants de curiosité. Au milieu de cette foule de touristes et travailleurs en jeans et col roulé, elle se sentait un peu geisha: rareté anachronique de l'époque moderne.

Elle relâcha élégamment jupes et jupon. Les mouettes planaient au-dessus du ferry battant pavillon anglais. L'air marin était vivifiant. Déjà, elle se sentait ailleurs.

Ses ourlets voltigèrent à quelques millimètres de l'ossature d'acier de la coursive qu'elle parcourut. Elle découvrit bientôt le brumeux horizon entre mer et ciel, et fut déçue de ne pouvoir distinguer la côte anglaise, telle que lui avait juré Sophia.

« Mademoiselle? » Annabelle se tourna vers son accompagnant. « Le capitaine propose de nous escorter au salon privé. Vous pourrez vous y réchauffer.

— Oh, j'aimerais assister au départ si cela ne dérange pas, monsieur Devereux.

— Bien, mademoiselle, agréa-t-il sans dépit. Mais vous viendrez vous réchauffer ensuite. Inutile d'attraper mal dès le départ.

— Promis, sourit-elle. Combien de temps durera la traversée ?

— Environ une heure trente. Je vais m'enquérir de vos bagages. »

Elle opina et le contempla s'éloigner à grands pas. Sur son passage, il jetait çà et là des œillades menaçantes destinées à décourager quiconque d'approcher la jeune femme en son absence. Elle s'en amusa. Jusqu'à ce que son sourire se dissolve en compréhension: de tous les abords des ponts, les gens l'observaient indélicatement, avec intérêt ou malveillance.

Les mains sagement unies sur son ventre, elle soupira et se détourna vers la beauté bleutée du paysage. Si, sans avoir quitté le sol français, elle éveillait déjà l'amertume, qu'en serait-il lorsqu'elle atteindrait le pays explicitement hostile envers ses compatriotes? Bien sûr, elle ou sa congrégation n'était en rien à l'origine des désaccords qui avaient mené aux embargos et à la guerre commerciale entre les deux nations. L'évidence de la haine viscérale que les communautés se portaient n'en était pas moins patente.

« Je ne suis pas là pour éprouver et changer les mentalités à ce sujet. » se murmura-t-elle en guise de mémento. Son voyage l'entraînait sur un terrain auquel elle était bien plus familiarisée. Son cœur bondit d'exaltation à ce rappel. En obligeant son futur employeur, la récompense promise permettrait à sa congrégation de subventionner nombre des bonnes œuvres. Elle s'expatriait pour la cause des plus démunis.

Recouvrant son optimisme, la douceur iodée l'enchanta derechef. Elle en clôt les paupières un instant, laissant l'air enfler ses poumons et parcourir la peau nue de sa gorge exaltée ainsi dégagée.

Le ferry frémit sous ses pieds. La plage désertée en cette froide matinée s'éloigna lentement. Sur la jetée, un pêcheur avachi contre le garde-fou observait le départ d'un œil morne, sa canne vaguement calée entre ses doigts calleux. La quille dépassa le phare à tête noire en bout des pilotis.

Au revoir Calais.

L'approche de la côte inconnue fut enchanteresse aux yeux de la jeune femme. Les roches dentelées des White Cliffs semblaient couvertes d'une neige pure sur fond d'azur qui se dégageait de sa brume sous l'assaut du soleil. « Bonjour Douvres. » s'égaya-t-elle depuis la baie du luxueux salon privé.

Elle tourna le buste vers l'homme qui se préparait à l'accostage. Sa tenue, indémodable, n'en était pas moins plus moderne que la sienne, songea-t-elle en l'observant enfiler son manteau de laine bouillie sur son pull à col montant et pantalon à pinces. « Étiez-vous déjà venu en Angleterre, monsieur Devereux?

Annabelle Toussaint [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant