Chapitre vingt-neuf

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Lorsqu'il était brutalement entré dans la vie adulte, l'existence de Rudyard avait tourné au rythme de celle d'un bébé, ponctuée d'un modeste début de carrière purement alimentaire. Comme Kathy grandissait et se gérait chaque jour davantage, ses responsabilités de duc avaient peu à peu pris le pas. Il avait cessé de cultiver sa passion de l'ouvrage du bois pour s'investir dans la politique de sa région, était entré à la Chambre des Lords pour obtenir plus d'influence. Une large portion de son temps s'y était progressivement consacrée, jusqu'à réduire ses nuits à quelques minutes de repos dans son fauteuil de bureau.

Pour la seconde fois de sa vie, son cours prenait un violent virage qui le réformait dans ses fondements, bouleversant l'ordre des priorités qu'il pensait acquises.

Les jours passaient et l'alarmisme croissait en Rudyard. Si les sessions de la Chambre des Lords étaient ajournées depuis plusieurs semaines, il se trouvait pourtant trop retenu par ses affaires à son goût et avançait bien trop lentement dans la réalisation de son nouveau projet. Le rythme estival maintenant bien installé, il ne comptait plus les trajets qui le menaient à Londres ou à Alnwick. S'il avait été à Syon comme il en était coutume à cette période de l'année, il serait bien plus présent en son logis. Mais il ne pouvait se résoudre à ordonner le déménagement.

Il ne pouvait retourner habiter à Syon où Annabelle, non seulement ne se sentait pas à sa place, mais la mènerait sciemment aux portes de la France. S'il y retournait, elle partirait, ça ne faisait aucun doute. 

Telle était l'angoissante augure qui le rongeait chaque jour un peu plus: son départ. Plus la jeune femme reprenait des forces, plus l'échéance se clarifiait dans l'horizon. Une perspective qui le foudroyait d'une colère impuissante qu'il évacuait tant bien que mal à la labeur de son atelier.

Aussi, à son retour de Londres ce soir-là, lorsque Mrs Hodgson lui apprit qu'Anna s'était trouvée trop mal pour descendre, un profond soulagement s'empara de lui. S'en suivit une vague de culpabilité: à quel point faut-il être faible pour souhaiter que sa bien aimée reste malade?! Il se fustigea, bien entendu, mais cela n'abolit pas la puissante sensation de réconfort qui tranquillisait son âme à la torture. Serait-il prêt à l'empoisonner pour la garder? D'un poison léger sans conséquence sur le long terme... Bon sang! Tu n'y songes pas sérieusement?! se sermonna-t-il. Tu perds la tête!

Oui, il la perdait. Il fallait qu'il la voit, s'assure qu'elle aille bien, bien présente. Sans quoi, il allait finir par avoir un dédoublement de la personnalité ou des crises de somnambulisme le poussant à commettre l'irréparable!

Il grimpa les marches jusqu'à sa porte. Mais une fois devant, poing levé, il hésita à frapper. Il était tard, peut-être dormait-elle. Si ce n'était pas le cas, n'était-il pas trop envahissant? Exaspérant? Ne risquait-il pas de la voir fuir plus promptement devant trop d'empressement?

Il baissa le bras et inspira profondément en faisant demi-tour, convaincu par ses propres arguments. Mais non, il allait devenir fou s'il passait un jour sans la voir... Il revint sur ses pas et réarma son bras sans aller plus loin. Il chuchota stérilement une grossièreté mécréante.

« Votre Grâce? » Il sursauta et se retourna vivement dans le couloir au bout duquel, Annabelle dessinait, assise à même le sol dans un coin depuis lequel elle l'avait observé tergiverser avec amusement. Le Lord sentit son expression se couvrir de gêne face au fin sourire indulgent. Il s'éclaircit la gorge, non sans mal. « Bonsoir, miss.

— Bonsoir, monsieur.

— Mrs Hodgson m'a dit que vous n'étiez pas bien aujourd'hui. Vous sentez-vous mieux?

— Oui, je vous remercie. »

La surplombant de toute sa hauteur, il avait l'air d'une inébranlable noblesse, même déconfit à l'autre bout du corridor. Elle resta à admirer sa prestance sans parler, secrètement heureuse de le revoir au bout de cette longue journée. Sa fibre artistique chercha à graver cette image dans sa mémoire pour s'en souvenir dans sa vieillesse. Ce contre-jour dans ses traits aristocratiques marqués par sa rigueur; le tombé de sa chemise autour de ses épaules larges et le dessin du drapé sous ses pectoraux qui la tendaient; ses magnifiques mains veinées et cordées de tendons; les hanches étroites et la raideur des cuisses puissantes perceptibles au travers de l'épaisseur du pantalon de costume... Et la lueur de ses yeux aussi expressifs qu'ils pouvaient se faire froids. Ces yeux! toujours ses yeux.

Annabelle Toussaint [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant