Annabelle Toussaint [Terminé]

Chapitre vingt-sept

Elle avait contemplé le manège avec amusement, elle devait bien se l'avouer. Toute la matinée, avant le départ de la béguine et du Duc pour Londres où il avait à faire, l'homme n'avait cessé de chercher un moment pour être seul avec Annabelle. Voler un bref instant, c'est tout ce qu'il aurait souhaité. Les dames Hodgson et Devereux se firent un devoir de l'en empêcher. Dès qu'il approchait dans l'espoir d'un court entretien, une des femmes était là pour le couper ou le refouler par de burlesques prétextes.

Au moment de partir, la mère accola la fille et s'arrêta dans le passant de porte, ne lui offrant même pas l'opportunité d'embrasser chastement le front blanc d'Anna. Rudyard couva la jeune femme d'un regard qui en disait long sur sa frustration. Il allait se décider à parler quand la dame s'impatienta et le rappela à l'ordre.

Il soupira et Anna sourit. « Faites attention sur la route, monsieur. » Le regard vairon se couvrit de tendresse. « Reposez-vous bien, miss. »

Il quitta la chambre non sans un dernier regard entre passion et inquiétude. Après cela, il disparut durant quatre jours.

Ayant eu l'autorisation du médecin de quitter le lit, Anna retrouva ponctuellement le salon bleu où Katherine se fit une joie de lui tenir compagnie. La jeune femme ne se serait pas interrogée sur les occupations du châtelain si, durant l'un de ces entretiens, sa sœur n'avait innocemment laissé échapper la raison qu'il lui avait donné à son départ. « Il a dit qu'il allait franchir le Rubicon. Je ne sais pas où ça se trouve, mais je suppose que ça doit être dans le sud parce que ça ne me dit rien. » avait dit Kathy en choisissant un muffin sur le plateau.

Annabelle n'avait pas expliqué le sens de l'expression. Elle resta songeuse. Jusqu'à ce que l'adolescente prenne un ton plus sinistre en la questionnant. « Vous pensez que certains mensonges sont tolérables? Ou utiles?

— Non. »

La petite fut sciée de la réponse spontanée. « Jamais?

— Jamais. Je pourrais un jour voir mon avis s'adoucir, mais jusque là, je n'ai jamais vécu ou entendu une situation qui justifierait que je le pondère.

— Vous avez déjà menti?

— Bien sûr. C'est un choix de facilité. Il m'arrive de mentir pour éluder une question qui me dérange, mais j'essaye généralement de simplement avouer ce qu'il en est. Les gens sont plus réceptifs à entendre la vérité qu'un mensonge poli. L'interlocuteur peut comprendre les limites dont on a besoin et mieux les respecter pour la suite.

— Mais si des vies sont en jeu? »

Anna dévisagea silencieusement l'adolescente. Elle ne s'était pas attendue à atteindre une telle gravité dans le discours. Elle inspira pour retrouver une bonne oxygénation avant de pouvoir avancer sur ce terrain de longue haleine.

« Dans une classe de neuf et dix ans, la maîtresse avait demandé à l'une des élèves d'aller vider la poubelle et frapper le frotteur du tableau à la fin des cours. Une tâche familière. L'enfant obéit. Elle descendit dans la cour déserte, vida la poubelle dans le grand conteneur, et prit d'une idée enfantine, décida de faire une expérience musicale. Au lieu de frapper le frotteur sur le mur, tel qu'elle l'aurait fait normalement, elle le frappa sur le couvercle ouvert du conteneur. Le couvercle rebondissait en rythme. C'était drôle. » Kathy souriait en imaginant la scène. « Mais l'objet finit par lui échapper des doigts et tomba dans le conteneur. Un peu honteuse, un peu perdue, elle vit le frotteur tout au fond, dans le tas d'immondices de l'école.

— Elle est allée le rechercher? demanda-t-elle, nez froncé de dégoût.

— Non. Elle le laissa là et remonta en classe sans rien dire. Quand la maîtresse, occupée par l'effervescence de fin de journée, lui demanda si elle avait bien tout rangé, elle répondit oui. Et quelques heures plus tard, la vieille dame d'entretien vit le frotteur au fond. N'écoutant que son professionnalisme, elle s'étendit vers le fond dans la but de le récupérer. Elle s'étendit et s'étendit, sur la pointe des pieds. Ce qui devait arriver arriva, elle bascula et s'assomma sur le couvercle qui se referma.