Sa joue était marquée d'un trait bleui sous la poche de glace. Ses côtes contusionnées tiraillaient à chaque inspiration. Le tissu de la longue chemise propre irritait les stries plus ou moins profondes malgré les pansements.
Sous la couverture nuageuse du ciel nocturne, bercée par le bruit du vent ondulant sur la surface liquide de la vasque et le ploiement des brins d'herbes, Annabelle tentait de faire abstraction de ses douleurs. Dans l'obscurité, le regard fixé à l'hirondelle de pierre depuis de longues minutes, elle s'attendait à tout moment à l'observer s'ébrouer. Elle aurait pu jurer l'avoir vu hocher la queue.
« Miss. » Elle reposa la compresse froide dans son giron et tourna doucement la tête vers le Duc arrivé silencieusement au pied du fusain. Il fut déconcerté par l'impassibilité de l'expression de la jeune femme, tant de son visage que de ses yeux clairs. Rien ne lui indiquait comme l'aborder après les tourments qu'elle avait subis. Si Mrs Hodgson ne lui avait pas déjà fait compte-rendu des plaies qu'elle avait pansées, il ne croirait pas que la femme qu'il avait face à lui ait subi une quelconque violence tant elle était dépouillée de toute trace de Mal. Ayant troqué sa coiffe de béguine pour un châle voilant lâchement ses cheveux, elle avait tout l'air d'une pieuse sculpture. Indifférente aux coups du sort; confiante malgré les horreurs de monde; bienveillante même si elle devait en pleurer des larmes de sang.
Sa gorge se contracta douloureusement. Il resta là, immobile, contemplant le visage d'une telle pureté qu'il en était subjugué à chaque regard. Elle cligna et baissa pudiquement les yeux, rompant un contact qu'il aurait voulu éterniser.
Il s'éclaircit la voix mais garda ses distances et un timbre bas. « Après les sautes d'humeurs dont je vous ai fait victime, et plus encore après l'épreuve que vous veniez de traverser, je comprends que vous ayez pu croire que je maltraitais Kathy devant la piteuse scène que nous offrions. Sachez néanmoins que jamais je n'ai levé la main sur quiconque. Si je peux me montrer sanguin, c'est par les mots que je fais des dégâts, pas par la force. Je suis navré si mon comportement vous a mené à vous sentir en insécurité sous mon toit.
— Pour quelle raison pensez-vous que je sois en insécurité?
— Vous ne cessez de vous réfugier sous les toits ou au jardin. »
Annabelle releva les yeux, la respiration subitement irrégulière. Elle le dévisagea et ne trouva rien de l'aigreur ou de la dérision qu'il arborait généralement. Pour la première fois, l'expression de l'homme était franche. « J'ai froid chez vous, dit-elle avec la même franchise qu'il lui offrait.
— Froid? s'étonna-t-il en avisant sa simple robe de laine dans la fraîche humidité de l'air.
— Pas tout à fait ce genre de froid. Et pourtant... Je ne sais pas, s'égara-t-elle en reportant son attention sur l'oiseau de pierre. Peut-être est-ce parce que c'est la première fois que je me trouve si longtemps sans personne de ma congrégation à mes côtés. Comme une isolation que je chercherais à combler par l'inspiration de l'environnement. Ou peut-être est-ce juste le fait de ne pas se sentir bienvenue.
— Vous l'êtes, miss, contra-t-il vivement sans le vouloir. C'était simplement... »
Comme il ne poursuivait pas sa phrase, elle le regarda de biais et sourit avec gentillesse. « Je comprends. Même avec tout l'amour et la bonne volonté du monde, on ne peut malheureusement pas aplanir toutes les difficultés devant ceux qu'on aime. C'est difficile pour un parent de s'admettre dépassé, reconnaître avoir besoin d'une aide extérieure. » Touché au cœur, le Duc serra les poings. « Un psy, c'est un médecin, c'est normal d'en avoir besoin, poursuivit-elle. Mais moi... Je ne suis rien de plus que l'accumulation de mes expériences. Une intruse au milieu de vos connivences et épreuves communes. Dans votre propre foyer, qui plus est. »
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Annabelle Toussaint [Terminé]
RomanceAbandonnée à la naissance, Annabelle a grandi dans une communauté refuge de femmes, à la fois moniale et libre penseur, vivant encore comme au temps de sa création deux siècles plus tôt. L'éducation qu'elle y a reçue conduit Anna à offrir ses quali...