Annabelle Toussaint [Terminé]

Chapitre neuf

Tout était calme et devait le rester jusqu'au dimanche soir. Certains (une en particulier en la personne de miss Larry!) restaient au lit toute la journée, d'autres retournaient au château ou partaient voir leurs enfants sur Londres. Anna se félicitait de ne pas avoir à se trouver une occupation de relâche. Pour éviter d'exacerber les fragilités de Lady Katherine, la routine devait rester connue, sécurisante. Autant l'était-elle pour Annabelle et ses plans soigneusement réfléchis.

Au moins l'étaient-ils, jusqu'à ce qu'elle pénètre dans la cuisine à la même heure matinale que d'ordinaire.

Le noble châtelain était tout occupé au-dessus du plan de travail, débitant dextrement des tomates tandis que la douce musique de cuisson s'échappait de la poêle à ses côtés.

Elle se hâta de faire la révérence. « Bonjour, Votre Grâce, bredouilla-t-elle, prise de court.

- Miss Toussaint, jeta-t-il négligemment sans s'interrompre. »

L'air embaumait l'after-shave récemment appliqué, l'estragon et l'œuf cuit, aromatisé du frais parfum typique des concombres. Ce dernier ne manqua pas de lui rappeler les chauds étés de son enfance, lorsque mademoiselle Irène préparait cette salade de concombres à la célèbre vinaigrette dont elle avait emporté le secret dans la tombe. Sa gorge ploya tant du chagrin du deuil que du bonheur d'un chaleureux souvenir.

L'homme tourna un œil vers sa silhouette figée à l'entrée. « Vous tombez bien en fait, dit-il en reportant son attention sur sa préparation. J'ai pu me débloquer du temps que je passerai avec Katherine. Vous avez votre après-midi. »

Un temps de flottement vogua en Anna. Elle se remémora les dernières confidences de la Lady et jaugea le pour et le contre. « Lui en avez-vous fait part, Votre Grâce? interrogea-t-elle doucement.

- En quoi mon emploi du temps l'intéresserait-il? En quoi vous intéresserait-il?!

- Mon travail ne se résume pas à lui offrir des leçons à domicile, mais également de stabiliser son état émotionnel.

- Et?

- Et vos humeurs influent directement sur Lady Katherine, et donc sur mon travail si vous lui imposez votre présence. »

La jeune femme eut un haut-le-corps quand il fut tout à coup face à elle, la pointant de la lame étincelante. « Vous êtes celle qui m'impose une présence qui influe sur mes humeurs, miss Toussaint! » enragea-t-il. La crainte fit bondir son cœur. En dépit du réflexe de vouloir aviser du danger, elle replongea le nez vers ses pieds. « Cessez donc de baisser les yeux comme martyr pour Jésus le Bon Dieu de Sauveur! tança-t-il dédaigneusement.

- Vous ne souhaitez pas que je vous regarde, Votre Grâce.

- Qui?! s'écria-t-il. Qui vous a dit cela? »

L'exaspération fit frémir les ailes du nez de la jeune femme. Elle releva lentement la tête. « Mon instinct! claqua-t-elle en représailles. Celui que j'aurais dû croire, qui soufflait à monsieur Devereux que votre tempérament serait une menace pour moi. »

Elle immergea pour la première fois le regard dans le sien. Et sursauta une seconde fois, abasourdie, non par les traits élégants tordus de colère, mais par les yeux. Des prunelles étincelantes, d'une teinte uniforme mais... « Vairons, souffla-t-elle en français, stupéfaite.

- Quoi?! gronda-t-il.

- Un bleu, un vert... »

A son tour confondu de son oubli, il se redressa promptement et laissa retomber son bras armé sans pour autant pouvoir quitter la teinte cannelle aux reflets de citrine des iris de la jeune dame. Elle cligna, émerveillée par la perfection de la découverte. « Quel cadeau on vous a fait! » dit-elle rêveusement.