Chapitre trente et un

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La journée avait été des plus éprouvantes. Au milieu des effusions, elle avait gardé son tranquille détachement. Elle avait tenu du mieux qu'elle puisse, au-delà de ses espérances. Miss Kathy et les membres du personnel s'étaient montrés dignes et Annabelle leur avait fait honneur en ce sens, même si elle redoutait plus que tout le moment des derniers adieux. Si une simple annonce pouvait être si ardue, qu'en serait-il à lors? Elle n'osait l'imaginer.

Elle alla se coucher le cœur lourd et ne trouva pas le sommeil. Parfois, un éclat de rire traversait les jardins, porté jusqu'à sa fenêtre par la densité du silence de la nuit. Dehors, les hommes invités par le Lord continuaient de s'entretenir à elle ne savait quel rituel. Bien entendu, elle avait reconnu le symbole agrafé au revers de veste de cet Ezra. Dès lors, il n'avait pas été difficile d'interpréter ses paroles: « Nous sommes surtout des constructeurs de la pensée, miss. Des architectes du monde. »

Anna se voulait heureuse que le Lord ait retrouvé le goût de sa confrérie. Tout rentrait dans l'ordre pour tout le monde. Mission accomplie! Mais cela n'avait malheureusement pas la force d'annihiler sa propre tristesse.

Elle tirerait parti des derniers jours passés dans ces murs et choierait ses souvenirs, se résolut-elle aux premières lueurs.

Abandonnant ses espoirs de dormir, elle se leva et se prépara à la lenteur de son corps perclus. Elle resta néanmoins cloîtrée en entendant les convives repartir au compte-gouttes. Elle attendit que la dernière voiture – celle d'Ibrahim – ait quitté la cour pour descendre rassasier son estomac tordu de faim et d'anxiété.

Elle se prépara un frugal sandwich dans la cuisine abandonnée par le personnel à la tâche. Elle n'était même pas certaine d'être capable de le finir. Dans l'espoir de retrouver l'appétit, elle s'installa sur la terrasse pour le grignoter. Déjà, le faible vent promettant un chaud après-midi désembuait son esprit léthargique. L'air embaumait des résines des épicéas bordant le mur d'enceinte. Le paysage s'offrait à elle, élégant et sauvage tout à la fois. Aucun doute qu'elle garderait ce domaine dans un coin d'affection.

Bon sang, elle n'était pas encore partie qu'elle en était déjà nostalgique!

Des pas crissèrent dans les graviers du chemin, la sortant de sa contemplation pour une autre. Rudyard apparut au détour d'un massif, sourire et cigarillo aux lèvres, un cendrier sur pied dans une main, une bouteille à whisky sous un bras, une autre bien entamée dans l'autre main. Ses cheveux étaient en bataille, son t-shirt pailleté de sciures, et son air ébaudi malgré les indéniables traces de fatigue laissées par la besogneuse nuit blanche.

Tout à ses joyeuses rêveries et derniers rangements, il ne remarqua pas la jeune femme. Il posa les bouteilles et remit le cendrier à sa place dans un coin dissimulé de la terrasse, puis se tourna face au jardin pour dédier un instant à la vue de son domaine de campagne. Il tira indolemment sur le cigarillo en le récupérant entre l'index et le majeur. L'ongle du pouce caressa songeusement sa lèvre inférieure avant de glisser sur sa mâchoire et qu'il ne reprenne une bouffée de l'arôme épicé du Cohiba. Une pensée marqua ses commissures d'un séduisant sourire, et il se retourna pour gagner la maison, sursautant en découvrant finalement Anna qui l'admirait avidement. Il lâcha une volée de jurons surpris et se hâta de chasser la fumée qui l'entourait. « Ne pouvez-vous faire connaître votre présence avant que je fasse une crise cardiaque?

— Bien sûr, je pourrais... Mais vous auriez eu le temps de dissimuler les preuves.

— Les preuves de quoi?

— D'avoir passé une nuit bénéfique qui vous a réjoui.

— Pourquoi voudrais-je le dissimuler?

— Pour la même pudeur qui me fait baisser la tête lorsque je suis amusée.

Annabelle Toussaint [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant