Chapitre seize

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Annabelle reprit la routine sans rien y changer. Pour rien au monde elle n'aurait consenti à montrer que l'excursion au château l'avait affaiblie. Le Duc aurait voulu qu'elle se montre émotionnellement investie dans sa mission, et le mensonge qu'elle avait persisté à jouer la dévorait. Elle avait beau tenter de se convaincre de la réalité de son détachement, elle n'y parvenait plus que superficiellement.

Durant les jours qui suivirent, elle s'encouragea à la neutralité en toute circonstance. Au risque d'en avoir l'air hautaine, elle devait rester imperméable. Un automate sans autre désir que d'atteindre l'objectif pour lequel il est programmé. A savoir, la prise d'autonomie de Lady Percy.

La technique porta ses fruits. Lord Percy ne chercha plus à l'entretenir. Mieux encore, l'adolescente aborda d'elle-même le sujet de préoccupation de son frère. « Vous pensez que je devrais y aller? questionna-t-elle subitement au cour d'une partie d'échec.

— Selon toute vraisemblance, ne pas vous rendre à l'audience risque de vous porter préjudice. »

La petite soupira. « Je n'ai pas envie d'être confrontée aux autres.

— Aux autres, miss?

— Les filles qui... Qui étaient là... Durant l'accident.

— Que craignez-vous d'elles?

— Je... Rien! Rien du tout. »

Anna tenta de subtiles tactiques pour lui faire révéler ses inquiétudes mais resta face à un mur. « Viendrez-vous, miss Belle?

— Il ne s'agit que d'une audience préliminaire. Vous en serez sortie plus vite que de votre douche!

— Mais vous êtes mes yeux, n'est-ce pas? J'ai besoin de mes yeux pour confronter... » Katherine trémula de lourds pleurs en poursuivant: « Ils me haïssent. Il est mort par ma faute. Tout le monde m'en veut.

— Votre frère...

— M'en veut tout autant! s'écria-t-elle. Je vous en prie, j'ai besoin de sentir le soutien de quelqu'un qui ne me juge pas. Je vous en supplie... »

Annabelle ne pu répondre que d'une invisible expression désolée. Elle passa le reste de la soirée à la consoler du mieux qu'elle puisse. Elle disait « Ce n'est qu'une audience... » en ayant l'impression de s'entendre répéter « Ce ne sont que des cheveux ». Comme à l'époque.

Bien après que la jeune fille se soit endormie, ses implorations continuaient de vriller le cœur d'Annabelle. Elle aurait voulu l'aider, lui promettre que tout irait bien, lui assurer qu'elle serait là. Elle ne l'avait pas fait. Retenue par le passé, elle ne pouvait pas.

La désolation l'asphyxia. Cette pièce l'étouffait! Elle avait besoin d'air...

Elle remodela un chignon lâche et épingla un carré de coton sur ses cheveux avant de quitter cette chambre anxiogène. Elle ne s'arma pas de sa lanterne; elle ne se drapa pas d'un plaid sur sa chemise de nuit; elle ne prit pas le chemin de la sous-toiture. Elle ne passa que ses chaussures légères et quitta urgemment le manoir. Passant par la porte dérobée de son aile, elle avança à grands pas dans l'herbe humide.

L'air embué de la nuit noire la couvrit de fraîcheur. Plongée dans la chiche lueur de la lune voilée de brume, elle n'y voyait presque rien. Elle trébucha plusieurs fois sur les chemins qu'elle connaissait pourtant fort bien. Ses pieds s'enfoncèrent dans la terre meuble lorsqu'elle s'éloigna des sentiers pour suivre les roulis de la rivière.

Ce n'est qu'en trouvant les éclats délitescents sur les remous que son angoisse se laissa apprivoiser. Elle remonta lentement la berge, ne s'arrêta qu'en découvrant les restes d'une ancienne structure.

Annabelle Toussaint [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant