Chapitre vingt-quatre

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Après trois jours passés sans qu'il ne les voit, douché, rasé, et vêtu de frais (repassé!), Lord Percy était prêt à réinvestir ses fonctions. Il remit du cœur au ventre de son personnel rien qu'en se présentant dignement en cuisine, au retour d'avoir ramené madame Devereux à Londres.

Donner de nouvelles directives pour améliorer les rotations de travail et de gardes auprès de la malade, allégèrent le poids des épaules de la maisonnée, et appeler son médecin en renfort vint au secours de la fatigue du docteur Lutz. Il répondit aux appels qu'il avait laissés sans réponse et expédia ses affaires pour se libérer un maximum de temps.

Dans l'après-midi, il pénétra dans la chambre d'Annabelle pour la première fois depuis qu'il l'y avait précautionneusement déposée. Les tentures du baldaquin étaient tirées autour d'elle, la dissimulant visuellement. Mais à l'audition, les respirations bruissantes ponctuées de quintes souffreteuses figuraient la présence et la gravité de la patiente.

En silence, il désigna à Mr Campbell les meubles qu'ils auraient tôt fait de sortir à eux deux. Ils embarquèrent également nombre de bibelots sans âme et Mrs Campbell se fit une joie de changer les parures des fenêtres par de plus légères, moins oppressantes.

Un gémissement affligé le figea et fit accourir Mrs Hodgson au chevet de la jeune femme. « Tout va bien, miss Anna?

— Elle chante encore..., se plaignit la voix rauque blessée aux cordes.

— C'est la fièvre, mon enfant. Elle va disparaître à nouveau. »

Le Duc avisa la bassine d'eau dans laquelle il plongea un linge propre. Le cœur battant la chamade, il contourna la puissante lampe éteinte installée pour les auscultations et écarta la tenture à son tour. Il fallait qu'il la voit.

Étendue sur le dos, couverte jusque sous les épaules, la tête sur le côté comme si elle cherchait un peu de fraîcheur dans les oreillers ou voulait échapper à un bruit particulièrement agaçant, son teint cireux ne se démarquait des draps blancs que par ses boucles rousses l'auréolant.

Il épongea délicatement la sueur de son visage en prenant garde à ne pas déplacer la sonde l'aidant à rester oxygénée. Annabelle tourna la tête pour frotter plus longuement sa joue à l'humidité rafraîchissante. Son regard découvrit celui du Duc et ses sourcils prirent une courbure douloureuse.

Il la dévisageait d'une inconsciente tendresse. Une tendresse qui fit rouler des larmes fiévreuses vers ses tempes. Les traits voilés de tourment, elle l'implora lentement: « Je vous en prie... Ne soyez pas doux et inquiet. Continuez de détourner les yeux de dégoût à mon entrée; parlez-moi encore avec rudesse. Refusez-vous tout acte de bonté et trait d'humour en ma présence. Jusqu'à ce que je parte, détruisez mon cœur, pour qu'à l'heure de mon départ, l'aigreur acidifie mes veines; que le souvenir d'un baiser s'altère d'amertume, qu'il puisse disparaître de ma mémoire comme s'il n'avait jamais existé. Accordez-moi cette dernière clémence. Continuez de m'alimenter de votre mépris. Accordez à mon âme de guérir un jour... »

Rudyard lâcha le linge et vacilla en reculant. Sans un sanglot, sans un éclat, elle pleurait silencieusement sa présence. Elle le suppliait de s'éloigner. Qu'il la fasse disparaître de son existence.

Il quitta la pièce en chancelant, se rattrapant de l'épaule au chambranle dans sa précipitation. Il retrouva le couloir lumineux encombré des mouchettes obstruant sa vision. « Elle est délirante, monsieur. » tenta d'apaiser la gouvernante. Il leva la main pour la faire taire. Anna n'était pas délirante. C'est lui qui l'avait été.

S'astreignant à respirer lentement, il contempla ce qui l'entourait. Si Annabelle refusait d'exister pour lui, que lui resterait-il d'elle?

Dans la chambre, pas un objet de la jeune femme ne traînait. Pas un vêtement, pas un livre dans les armoires qu'ils avaient sortis. Dans la salle de bain, seule la trousse de toilette, parfaitement regarnie après chaque utilisation, attendait sagement, prête à tout moment à réintégrer la valise. Anna n'avait investi aucun lieu de vie préparé à son attention. Elle était une navigatrice à la vie itinérante, toujours prête au départ. A aucun moment elle ne s'était posée dans ces pièces. Elle ne s'y était jamais sentie chez elle, pas même pour un temps.

Elle avait vécu sous son toit en étrangère, parfois malvenue, toujours en simple passage.

Avant d'en avoir conscience, il montait les escaliers jusqu'aux combles à la recherche d'une trace d'elle. Quelque chose qu'elle aurait laissé derrière elle au-delà de son corps malade. Une preuve qui soit autre que celle d'avoir souffert de la solitude.

L'odeur fleurie de la jeune femme se fit plus présente à chaque pas qu'il effectuait sous la charpente. Jusqu'à saturer aux abords de la dernière fenêtre rampante. Sur le parquet, dans ce coin de bois brut: un plaid en couverture, un livre commencé, la planchette d'un nécessaire à écrire, un alphabet braille cartonné posé contre la vitre.

Il s'agenouilla au bord du drap sans défaire la trace de la demoiselle dans ses plis. Un large feuillet dépassait des pages du classique de science-fiction. Il garda la page marquée et tira la petite liasse pliée. Des dessins à la plume: des fleurs, un moineau, le visage souriant de Kathy, nombre d'hirondelles. Et en dernier, une ébauche de lettre datant de la semaine précédente, adressée à une certaine Sophia :

                   [Tu as raison, jamais je n'ai souffert de travailler en solitaire, laissant monsieur Devereux à ses tâches tandis que je m'occupais des miennes. Mais je le savais présent, lui ou quiconque m'accompagnant dans ces lieux souvent sinistres.

                  Ici... Ici, les gens sont affectueux les uns avec les autres. Ils s'aiment, se respectent, même dans leurs chamailleries. La chaleur de leur foyer est soudée et je sentais qu'ils voulaient m'y faire prendre part. Ce qui est impossible, tu le sais. J'ai appris la leçon, je connais les limites de l'intimité que l'on peut partager avec les personnes envers qui nous nous engageons. Ne jamais devenir ami; ne jamais se laisser aborder. Ça a été plus difficile que prévu, voilà tout. C'est là qu'une aide m'a sans doute manqué. Avec monsieur Devereux, jamais je n'aurais été tentée de me lier à cette famille.]

S'en suivait deux paragraphes entièrement barrés qu'il pût néanmoins déchiffrer:

                  [Je suis certaine que tu te souviendras, si je t'évoque le pont d'appoint dont nous étions si fières, et cette maudite planche pourrie qui nous a jetés à l'eau. Mais te souviens-tu du froid se refermant sur toi? Du goût âcre de l'eau vaseuse? De la panique qui te gagne à chaque bouffée d'air remplacée par la brûlure d'une aqueuse liqueur? Du poids de ton corps alourdi par tes habits imbibés? Te souviens-tu de la sensation d'être tirée vers le fond? D'avoir perdu le haut et le bord, Sophia? Te souviens-tu?

                  Je me souviens. L'impression de n'avoir jamais eu si froid, ne jamais avoir eu si peur, ne jamais avoir goûté la mort d'aussi près. Je me trompais. Après avoir savouré ce si bref instant de chaleur intense, ce baiser, de bonheur éperdu, de souffle vital qui pénètre les poumons et irradie son parcours dans les veines, jamais je n'ai eu si froid, si peur, si investie de la fadeur métallique du sang.]

Un large espace était passé, et la fin était ainsi rédigée: 

                  [Lorsque je regarde autour ou en moi, je n'espère plus que m'évanouir ailleurs. J'ai besoin de retrouver votre chaleur amicale à tous. Un lieu où j'ai ma place, mon utilité.  ̶I̶c̶i̶,̶ ̶j̶e̶ ̶n̶e̶ ̶s̶u̶i̶s̶ ̶p̶l̶u̶s̶ ̶r̶i̶e̶n̶.̶ ̶Q̶u̶'̶u̶n̶e̶ ̶t̶a̶p̶i̶s̶s̶e̶r̶i̶e̶ ̶p̶l̶a̶i̶s̶a̶n̶t̶e̶ ̶q̶u̶i̶ ̶s̶e̶ ̶f̶o̶n̶d̶ ̶d̶a̶n̶s̶ ̶l̶e̶s̶ ̶a̶u̶t̶r̶e̶s̶.̶

                  J'arrive bientôt au bout de ma mission. Ne te lamente donc plus: je veux retrouver ton sourire intacte, mon amie! J'en ai tant besoin!

                  Avec toute ma sincère affection.

Annabelle.]

La lettre tremblait entre ses doigts. Il s'arc-boutait au-dessus, comme un enfant cherche à se dissimuler, cherche à changer d'identité derrière un masque de papier festif. Un papier froissé. Sous un homme fragile comme papier de riz.

Annabelle Toussaint [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant