Chapitre vingt-trois

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Les deux ambulanciers n'étaient restés que le temps d'installer le matériel avant de repartir porter les prélèvements au laboratoire. Seules la gouvernante et la femme de chambre pouvaient proposer leur aide au médecin et à l'infirmière venue en renfort.

Quant à Rudyard, on lui refusait l'entrée de la chambre. Il avait appelé le béguinage, mais en vérité, il ne se souvenait pas de la conversation qu'il avait tenue. Il avait aussi rassuré Kathy du mieux qu'il puisse. Il fut aise d'avoir commencé par là. Car une fois vu Mrs Campbell pleurer à chaudes larmes dans les bras de son époux au sortir de la chambre de la malade, il n'aurait plus été capable de tenir un seul propos cohérent. Il l'avait crue morte jusqu'à ce que Mrs Hodgson vienne lui tapoter le bras comme on rassure un enfant. Les yeux rougis et hantés de la dame eurent tout l'effet inverse qu'escompté.

On le tint éloigné de ce qui se passait dans ce petit bout de son domaine où il n'avait aucune emprise. Mais tout portait à croire au pire.

Il ne dormit ni ne mangea, et cette fois, pas même Mr Campbell ne vint lui en tenir rigueur. Il erra en lui-même, en attente. Tel qu'il avait laissé Annabelle errer sans réponse.

Il ne revint les pieds sur terre qu'en sentant sa joue chauffer. Il cligna. Face à lui sur le perron, une femme aux yeux bleus en robe longue évasée et stricte chignon se tenait très droite et digne. C'était le heurt de sa paume qui lui brûlait encore le visage. « Cessez d'agir en automate et écoutez les mots qui sortent de ma bouche! Votre Grâce, ajouta-t-elle après coup, le ton tranchant. »

Il déglutit. « Mrs Devereux.

— Ah! Un propos sensé, fit-elle mine de s'étonner. Il y a donc des synapses capables d'interagir si on les agite. Pouvez-vous me conduire à la chambre de ma fille, ou faut-il vous secouer encore? »

Il s'effaça pour la laisser entrer, puis la devança en escorte.

« Son état a-t-il changé depuis votre appel?

— Je l'ignore, madame, répondit-il en français. Le médecin n'a pas le temps de me garder informé.

— Je vous ferai part de ce qu'il me dira, promit-elle dans la même langue.

— Merci, madame, soupira le Duc d'un réel soulagement. »

Il frappa et annonça la visiteuse à la gouvernante venue ouvrir. La porte se referma rapidement sur les deux femmes, le laissant à nouveau dans la solitude de l'aile plongée depuis longtemps dans la léthargie.

Il observa autour de lui. Les tapis usés, les chambranles écaillés, les boiseries ternies. Il n'était qu'un enfant la dernière fois qu'il s'était aventuré dans cette partie de Riverbairn. Elle lui semblait déjà vieillotte à l'époque. Pourquoi avait-il exilé Annabelle ici plutôt que dans l'autre aile, bien plus vivante? Parce que c'était la chambre attitrée à la dame de compagnie. Par protocole, donc. Il l'avait fichée dans une fonction pour lui reprocher ensuite de s'y retrancher.

Appuyé des paumes sur le rejingot, il regarda par la fenêtre. Il voyait celle de son bureau par laquelle il l'avait observée grimper les étages et se faire un nid sous la toiture. Telle une hirondelle. Cette pensée fit émerger un faible sourire à ses lèvres. Il avait trouvé la comparaison amusante en découvrant l'émerveillement de la jeune femme pour les oiseaux nidifiant contre son atelier.

Une hirondelle. Migratrice solitaire, parcourant des milliers de kilomètres, mais revenant toujours se poser au même endroit au côté du même partenaire. Un animal élégant et pragmatique, soucieux de l'action, libre de ses ailes malgré les habitudes ancrées dans ses gènes. « Mon hirondelle » murmura-t-il en français dans le seul but d'évaluer la sonorité du nom qu'il lui donnait en pensée. Son souffle forma un halo de buée sur la vitre froide. Du bout du doigt, il y esquissa un être aux ailes effilées et à la longue queue fourchue.

Annabelle Toussaint [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant