Dans les cuisines encombrées de personnels affairés pour le bon déroulé du repas des prestigieux invités, l'entrée de cette française aux jolis atours ne fut pas vue d'un très bon œil. Anna tenta de traiter avec un commis qui fit mine de ne pas comprendre son accent, puis l'aboyeur qui la bouscula sans ménagement, arguant qu'il était occupé. Exaspéré, le chef de cuisine finit par pointer vaguement le garde-manger dans lequel elle put se servir.
Ravitaillée d'un petit pain et d'un morceau de fromage coupé à la hâte entre deux fours, elle prit l'accès réservé au personnel. La porte blindée se referma derrière elle, oblitérant en une seconde le tohu-bohu des fourneaux. Le silence tomba sur la maussade cour murée dont l'unique décoration se trouvait être une benne à ordures.
Usant de la philosophie qu'on lui connaît, Anna posa son repas sur le mur avant de se hisser pour le rejoindre. Elle bascula les jambes de l'autre côté, tournant le dos à la cour, et l'omoplate appuyée à la façade de Syon, admira le charmant décor d'étendues herbeuses en dégustant son repas.
Elle resta insensible aux allées et venues des aides de cuisines venant vider les poubelles ou fumer à l'abri des regards. Pensant n'être rien pour personne et introuvable pour ceux qui la chercheraient, elle sursauta lorsque le gravier cessa de rouler sous les pas de deux hommes riant ensemble. « Miss Toussaint?! » Elle découvrit Mr Finn et Lord Azem au pied du mur, et grimaça, se sentant elle-même à cette place peu enviable.
« Messieurs, salua-t-elle.
— Que faites-vous là? s'interloqua le régent tandis que l'avocat mettait prestement les mains derrière le dos comme on dissimule quelque chose.
— Je mange, dit-elle en soulevant le restant de son sandwich.
— Ne me dites pas qu'on vous a refoulée des cuisines! »
Son indignation était palpable, présage de remontrances. « Oh, non, non, réfuta un peu trop vivement la jeune femme. Je cherchais un coin tranquille.
— Miss, vous méritez mieux qu'un quignon mangé au-dessus des poubelles. Venez, un communard va vous préparer quelque chose...
— Je ne veux pas déranger, vraiment. »
Les hommes la considérèrent encore, clignant de ne pas en croire leurs yeux ou leurs oreilles. Maître Azem fut le premier à se reprendre. Il lui offrit sa main. « Je m'apprêtais à me joindre au repas de Sa Grâce malgré mon retard. Mais peut-être me feriez-vous l'honneur de me tenir compagnie? De sorte à ne pas déranger à deux. »
Elle estima la main et l'option. Elle soupira sans s'en cacher et repassa élégamment les jambes pour leur faire face. « Pourriez-vous vous retourner le temps que je descende? » Finn pinça le sourire qu'il tentait vainement de refouler, et l'avocat rit ouvertement. Mais tous deux obtempérèrent docilement.
Bien que concentrée pour ne pas déchirer sa robe durant le périlleux exercice, elle remarqua les hommes échanger quelques mots et un paquet à anses. Au sol, elle épousseta dignement son habit en regrettant déjà sa décision.
Le régent prit rapidement congé, prétextant que le travail n'est jamais achevé, et disparu dans le brouhaha des cuisines où l'éclat sévère de sa voix se fit entendre jusqu'à ce que la porte se soit refermée sur lui.
Lord Azem grigna. « Je crois que nous ferions mieux d'entrer par l'autre côté pour éviter tout risque de surdité précoce. » Il lui offrit galamment son bras et le laissa retomber sans s'offusquer en comprenant qu'elle ne le prendrait pas. Il se contenta de l'inviter à le suivre.
« Vraiment, pourquoi étiez-vous cachée là? interrogea-t-il une fois la cour derrière eux.
— Je n'étais pas vraiment cachée, tempéra-t-elle. Juste... Ailleurs des autres!
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Annabelle Toussaint [Terminé]
RomanceAbandonnée à la naissance, Annabelle a grandi dans une communauté refuge de femmes, à la fois moniale et libre penseur, vivant encore comme au temps de sa création deux siècles plus tôt. L'éducation qu'elle y a reçue conduit Anna à offrir ses quali...