Chapitre vingt-cinq

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Annabelle se souvenait très clairement de ce cours de physique qui l'avait laissé perplexe: le temps. Une grandeur définie par un invariable variable, qui peut être calculée par un mouvement et lui-même définir l'évolution d'un autre, de déterminer la rapidité de l'évolution d'une force. Une notion implacablement abstraite pour son esprit d'enfant.

Pour elle, le temps des physiciens avait été conceptuel tandis que celui des philosophes prenait tous leurs échos. Il lui avait fallu grandir pour que cela prenne sens en la théorie de la relativité. Ce fut pour elle la fusion du concret et de l'abstrait, de l'évolution du monde et du regard rêveur qu'on peut lui porter. La grandeur de l'esprit d'Einstein en faisait philosophe de science.

Entre les éveils indistincts et les cauchemars indus pas la maladie, jamais le temps n'avait pris teneur si vaporeuse. Le cerveau exècre le vide qu'il comble traîtreusement avec la logique d'un trip sous acide. L'esprit d'Annabelle y resta confus et en sortit en l'étant tout autant. Comme d'une infinie danse langoureuse valsée seule.

Les draps froissés défaits étaient chauds sur sa peau nue. Sa main amollie se porta à son front moite. Le décor indistinct se clarifia lentement au-delà de ses paupières papillonnantes. La lumière du jour traversait les fenêtres et filtrait dans le mètre cinquante de tentures ouvertes au baldaquin. Elle inondait son monde trouble.

Dans cette clarté au sortir de la caverne, elle crut perdre la tête à nouveau en voyant se découper des silhouettes d'obscurité volantes à l'orée du lit. Elle tendit les doigts vers une de ces ombres chinoises. La pénombre branla sur elle-même et tournoya indolemment. Les ailes de bois battirent lentement, oscillant de haut en bas sur leur fil.

Le bras et la tête d'Anna retombèrent sur le matelas, épuisés. Au-dessus d'elle, d'autres figures volantes garnissaient le ciel de lit. Elle parvint à assimiler les contours effilés la surplombant. Des oiseaux articulés simulaient leur vol dans son ciel. D'autres, simples silhouettes, ondulaient à chaque vibration du meuble.

Elle était entourée de sculptures de bois aux différentes essences, projetant leur ballet d'ombres dans le contre-jour. Un fin sourire se glissa sur ses lèvres asséchées. « Des hirondelles... »

Rudyard se leva d'un bond de l'inconfortable fauteuil crapaud dans lequel il s'était assoupi. Aussitôt bien éveillé, il se profila aux abords de la tenture de lit. La jeune femme tourna la tête vers lui, lui laissant profiter de son regard éclairci teinté d'un éclat champagne, et de son sourire doux absent depuis bien trop longtemps. « Pourquoi cette mine lugubre? » taquina-t-elle d'une voix ténue blessée par la toux.

L'homme pressa sa paume contre sa bouche avant qu'un sanglot ne puisse s'en échapper. Rompu par l'émotion, il se laissa tomber à genoux sur la descente de lit et s'empara de la main fine enfin fraîche. Il l'appuya fougueusement à son visage sans se rendre compte des larmes qui la mouillaient.

Les yeux fixés à l'hirondelle finement sculptée posée sur la table de chevet, ses doigts libres se mêlant délicatement aux boucles brunes, Annabelle le laissa épancher son soulagement contre sa hanche. Son esprit retrouvait sa sérénité; son cœur battait à nouveau le mouvement du temps qui s'écoule, variable invariable. Et durant ces instants seule avec le Duc, dans la lumière rasante du fin du jour, elle trouva qu'il défilait très justement.


Rudyard avait pensé pouvoir enfin dormir paisiblement après l'attestation émise par le médecin que le pire était passé. Mais il se tourna et se retourna durant des heures sans trouver le sommeil. Après avoir enfin capturé le regard d'Annabelle, il ne pouvait plus s'en défaire. Il le voyait derrière ses paupières closes. Il lui émouvait l'âme et irradiait son corps d'une volonté autonome.

Annabelle Toussaint [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant