Chapitre 3 - Ayni

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— Eh bien, ça n'a toujours pas l'air d'aller.

La festivité planait dans l'air. De vieilles ampoules d'un jaune chaud illuminaient les dizaines de silhouettes noires, qui chahutaient, riaient, déployaient des ailes assombries en suscitant admiration et moqueries. Les exclamations résonnaient, on multipliait les frappes dans le dos, les embrassades, à quelques mètres autour du pilier rudimentaire contre lequel Trimidis m'attendait. Devant son inquiétude discrète, je me forçai à sourire.

— Des soucis avec la hiérarchie, inventai-je à moitié.

Cela sembla l'amuser.

— Qui n'en a pas, major.

Le caporal avait troqué son uniforme pour quelque chose de plus discret. Chemise de lin et pantalon non-réglementaires, il osait le confort jusqu'à porter une paire de ces semelles, tenues par trois bouts de cordes, qu'on appelait « chaussures » sur Vendomeland. Jaugeant lui aussi mon déguisement de civil, il s'attarda sur le col brodé de ma tunique, sur sa coupe ample, avant de relever un sourcil dans ma direction. Peut-être avait-il des soupçons sur le propriétaire d'origine du vêtement. Mais, si c'était le cas, il serait le seul ici à se poser des questions. Qui irait s'imaginer qu'une privilégiée de la Prairie mettrait les pieds ici ? Sans faiblir, je soutins son regard, et commençai à m'éloigner vers les joyeux Vendomediens. Mon accompagnateur de la soirée sembla comprendre qu'il ne me ferait pas reculer pour quelques broderies.

Le quartier dans lequel nous étions regorgeait de vie. Trimidis avait le don de m'inviter dans des endroits incroyablement pittoresques qu'il connaissait sur le bout des plumes. Les pensées oscillant entre des épées et des éclairs lumineux, je le laissai me guider, une fois de plus. D'un pas sûr, il s'enfonça dans la foule, m'entraina sous les lampions et les ampoules grésillantes, tout droit vers une cacophonie lointaine de percussions métalliques et un chant perdu au milieu du brouhaha. Mes épaules et mes hanches cognèrent des enfants, des moins jeunes, des bouteilles tenues fragilement, qui se renversèrent parfois sur ma tunique, accompagné d'un juron peu gracieux. Des nuages de fumées, à l'odeur inconnue et entêtante, entouraient certains visages, s'échappaient des narines sales et s'envolaient vers les maisons, entassées jusqu'à se retourner sur le plafond de la cavité.

Tout le monde observait tout le monde. Dans mon sillage, des têtes se tournaient, des yeux s'attardaient sur mon visage. Mon col brodé intéressait finalement bien peu, mais je m'abstins de suivre les regards, pour éviter de deviner ce qui arrachait les sourires. Comme à chaque nouvelle sortie, mes réflexes défensifs étaient à cran, mon sang-froid sur les nerfs. Le manche de mon couteau passait régulièrement sous mes doigts, mais ma curiosité pour les entrailles de Vendomeland m'incitait à fermer les yeux, et à jouer les insouciantes.

« Ne pense plus à rien. » me répétai-je. Quelle ironie. Mais je fis un effort. Les gens me regardaient ; qu'ils fassent, ils n'étaient pas méchants. Le Colonel refusait de m'écouter ; qu'à cela ne tienne, j'obtiendrais mes armes un jour ou l'autre. Et cet éclair vert, que j'avais rapidement aperçu dans la chambre de la Princesse, pourquoi s'en inquiéter, ce n'était pas forcément un mauvais présage...

J'avalai, en fixant ma concentration sur les pas de Trimidis. Il fallait tout mettre de côté pour un temps. Mais, les mois passants, j'avais appris à me méfier de cette magie. L'avoir revue suffisait à ce que je me sente encore mal-à-l'aise. Sa couleur me rappelait une certaine voix, mais aussi — comme si je n'y pensais pas à chaque seconde — que ce pouvoir, dont j'avais accidentellement hérité, s'égrainait lentement, insidieusement, à chaque instant, juste pour me maintenir consciente. Le coma rédempteur se rapprochait un peu plus de minute en minute, et il exposerait bientôt au grand jour ce sacrilège qui s'était imposé à moi. « Ne pas penser à l'Angevert... » Belle tentative. Il faudrait qu'elle m'aide. Elle était la seule à pouvoir le faire. « Arrête d'y penser, me forçai-je en secouant la tête. Regarde ses pieds. »

L'Angevert - Partie IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant