Chapitre 22 - Enfer (partie III)

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« Oui, croyez-moi. C'est un miracle que vous ayez survécu. Ce qu'on vous a jeté dessus, ce jour-là, était tout aussi efficace qu'un coup d'épée en plein cœur. »

La prochaine fois que je verrais Trimidis, je me fis la promesse de lui demander d'arrêter de dire des choses pareilles. Ce n'était bon qu'à m'attirer le coup du sort.

« Aussi efficace ? » me fis-je tout de même la réflexion.

Peut-être pas. Parce qu'apparemment, les filets avaient beau me terroriser, je leur survivais. Une chute de plusieurs kilomètres pouvait bien se finir, au prix de quelques souvenirs sans importance. Les épées, en revanche, c'était une autre affaire. Et sans avoir pu devenir experte en la matière, il n'y avait qu'à vivre quelques mois dans ce royaume, pour comprendre qu'un bout de métal aiguisé pouvait devenir la plus dangereuse des aberrations.

J'avais tant craché sur le droit à la vie, depuis que j'avais mis les plumes ici. Sans doute, je ne m'étais jamais demandée ce que cela faisait de mourir.


J'étais là. Hagarde, les yeux à la fois plongés dans le gouffre, et posés sur l'épée rougie qui disparaissait dans les plis de ma robe. Au-dessus, l'Utopien serrait fort mon poignet. Le métal, sous ma peau, déversait un concentré de vent et de vide. J'avais mal au bras. J'avais froid.

« ... Je comprends pas. »

Alors que quelque chose aurait dû me garder éveillée à tout prix, la fatigue me frappait plus fort qu'une corde en chute libre. Mes yeux voulaient se fermer, et ma première pensée fut pour Chef. Je le maudissais. S'il m'avait laissée dormir tout à l'heure, au lieu de me faire travailler sur ce satané filet, je n'en serais pas là. Mes paupières étaient collantes. La sueur brûlait ma vision.

« ... Est-ce que c'est... normal ? »

Je me tournai vers l'asperge. Lui aussi remarquait que quelque chose clochait. Loin de me regarder, une fois n'était pas coutume, il fixait son épée. Souriant, bien sûr, mais menton rentré. Cela en disait long. Jamais je ne l'avais vu si loin de sa posture habituelle.

— Et alors ? marmonnai-je dans un rictus à moitié voulu. On a perdu la main ?

C'était plutôt moi qui étais en train de perdre la mienne, mais je me comprenais. L'autre releva ses pupilles de charbon, sûrement pas pour m'écouter, plutôt pour constater que je pouvais encore faire la conversation sans recracher mon sang.

L'épée était plantée dans mon thorax. La garde, enserrée par la poigne de l'asperge, n'était qu'à quelques dizaines de centimètres de ma robe en lambeaux. Il avait enfoncé la majeure partie de son arme entre mes côtes. Elle aurait dû faire son travail. Je devrais être empalée, en train de gentiment rendre l'âme.

« Non, c'est pas normal ! »

Mon cœur battait toujours.

Le petit muscle bondissait dans ma poitrine comme pour se prouver quelque chose à lui-même. Face à cette erreur, nous étions comme deux imbéciles. Lui silencieux, et moi, plus heureuse en apparence que je ne l'étais vraiment. J'avais une lame au travers du corps. Je n'étais pas morte. Si je ne me réveillais pas dans les minutes qui suivait, jamais plus je ne regarderais mon épée de la même manière.

Comme un automatisme, surtout quand je ne comprenais pas ce qui m'arrivait, je dérivai vers ma main. Au prix d'un effort de somnambule, les doigts gelés se dégagèrent lentement des plis décousus. La paume apparut, traversée d'un losange étincelant. De myriades de rayons, de flammes. D'un vert qui jamais n'avait autant respiré la vie.

L'Angevert - Partie IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant