- C'est vrai qu'elle n'est pas très bavarde, remarqua la mère d'Evan en savonnant une assiette avec énergie.
- Maman ! Je t'ai expliqué pourquoi, la réprimanda-t-il en fronçant les sourcils.
Un torchon humide à la main, il attendait que Félicie en ait fini avec la vaisselle pour l'essuyer et la ranger. La vieille dame rigola doucement à la susceptibilité de son fils et le rassura.
- Ne t'inquiètes pas, je la trouve tout à fait charmante. Et très jolie avec ça ! Qu'est-ce qui a bien pu lui arriver de si terrible pour qu'elle en perde la parole ?
- Je suis tenu au secret médical, mais si elle veut t'en parler elle le fera. Cela dit je doute que tu aies envie d'entendre ça, c'est loin d'être réjouissant.
- Pauvre enfant, elle a l'air si gentille. La vie est parfois injuste.
À cette déclaration, Evan songea à l'ironie du sort, qui devait le faire côtoyer au quotidien la femme la plus désirable qu'il n'ait jamais rencontré sans pouvoir aller plus loin que les mots. Il se sentit un peu coupable de comparer sa situation à celle d'Emmy, qui était de toute évidence bien pire.
- Mais dis-moi, ta clinique là, ils ont accepté que tu emmènes cette petite chez tes parents sans protester ?
- J'ai demandé l'autorisation de sa tutrice ne t'en fais pas pour ça. Le directeur n'a pas cherché à aller contre sa volonté.
Et il n'avait pas intérêt. Comme la tutrice d'Emmy était très généreuse envers la clinique, monsieur June se pliait en quatre pour ne pas lui déplaire d'une quelconque manière. Alors suite à l'incident qui avait résulté d'une entorse à la cheville, si madame Spark avait donné à Evan l'autorisation d'emmener sa fille adoptive en lune de miel, le directeur aurait donné sa bénédiction plutôt deux fois qu'une. Quant à Henri, il savait que ce séjour lui serait également très bénéfique. Mais le psychiatre devait avouer qu'il était aussi une parfaite excuse pour que personne ne vienne lui poser de questions trop dérangeantes. Et le vieil homme avait été, lui, tout à fait indépendant de prendre la décision de venir ou non.
- Tu t'occuperas bien d'elle hein, demanda Evan à sa mère. Il faut absolument qu'elle se sente à l'aise ici.
- Bien sûr mon chéri, ne t'en fais pas pour ça. Et ce pauvre monsieur Henri, battu par sa femme ! Les gens n'ont plus de cœur de nos jours ! Jamais je ne pourrais faire de mal à mon André.
L'intéressé pénétra dans la cuisine à ce moment-là, un livre sous le bras, et observa sa femme par-dessus la monture de ses lunettes l'air narquois avant de dire à Evan d'un air faussement triste :
- Demande-lui combien de fois par semaine elle me torture avec ses cours d'aérobic sur la télévision.
Le psychiatre couva d'un regard tendre sa mère qui rouspétait gentiment après son mari. Il éprouva une pointe de tristesse à l'idée qu'Emmy n'ait jamais connu ça. La complicité et l'affection qu'un vrai couple partageait. Elle qui n'avait grandi que dans la violence et le noir trouvait peut-être tout ça étrange, tandis que le reste du monde pensait ce genre de situation idéale, ou tout simplement normale.
Une fois qu'il eut fini d'essuyer la vaisselle, il décida d'aller se coucher aussi. Même s'il était sans doute moins fatigué que ses deux patients après avoir dormi pratiquement tout le trajet dans le train. Lorsqu'il arriva dans le couloir, la porte à côté de celle de sa chambre s'entrouvrit, et la petite tête blonde d'Emmy dépassa curieusement. Visiblement satisfaite de le voir, elle lui sourit et lui murmura un petit "merci", avant de s'en retourner.
- De rien, répondit le psychiatre dans le vide, un sourire rêveur collé aux lèvres.
Lorsqu'il entra lui aussi dans sa chambre, il eut une pincée de nostalgie. La même qui le prenait chaque fois qu'il revenait voir ses parents. À vrai dire, il aurait adoré leur rendre visite plus souvent, et il s'était beaucoup attaché à sa campagne natale. Mais il ne pouvait pas espérer exercer son métier décemment avec si peu de monde aux alentours. Et les vacances se faisaient rares. D'une certaine manière, même s'il était ici pour le travail, Henri et Emmy étaient si tranquilles que ce serait aussi l'occasion pour le psychiatre de prendre un peu de repos bien mérité. Rien que cette après-midi, sa mère avait tellement occupé Emmy qu'Evan avait pu discuter avec Henri et lui donner toute son attention.
En se couchant, Evan observa sa chambre d'ado, que ses parents avaient réaménagée en chambre d'ami lorsque leur fils avait quitté la maison familiale pour ses études. Tenir une petite pension avait toujours été leur grand rêve commun, et la retraite leur avait permis de le réaliser.
En repensant à ces derniers jours, Evan avait remarqué que malgré avoir retrouvé la parole, Emmy conservait d'étranges habitudes de son mutisme. Lorsqu'elle apprenait quelque chose qu'elle trouvait fascinant, sa bouche s'arrondissait pour mimer un "oh!" mais jamais aucun son n'en sortait. Depuis aujourd'hui, il l'avait également souvent vu rigoler silencieusement. Un phénomène tout à fait captivant : son visage s'illuminait d'un sourire éblouissant et de yeux rieurs, et parfois même ses épaules tressautaient légèrement, comme si elle était prise de fou rire. Mais toujours sans bruit. Enfin, lorsqu'elle se faisait mal (ce qui était arrivé plus d'une fois depuis qu'elle devait se servir de béquilles), elle se contentait de grimacer, là où quelqu'un d'autre aurait sortit un juron ou un petit "aïe".
De penser à elle, de se dire qu'un seul petit mur les séparaient, il aurait presque voulu la rejoindre. Non, il en brûlait d'envie pour être exact. Mais rien n'aurait été plus indécent. Et surtout, que ce serait-il passé ? Il se serait fait du mal tout seul, à se jeter dans la gueule du loup en sachant que l'objet de sa tentation lui était interdit. Il s'en voulait d'avoir de tels sentiments pour une femme qui n'en connaissait même pas la signification. Sans avoir rien fait (ou presque) de répréhensible, il avait l'impression d'abuser de sa candeur et de sa gentillesse. D'être un monstre aussi peu scrupuleux que le père de cette adorable jeune femme.
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L'ange muette
RomanceArtémis ne parle pas. Elle n'est pas muette. Suite à un traumatisme d'enfance, elle a décidé de ne plus parler. Désormais, elle dessine pour exprimer ses sentiments et son histoire. N'acceptant l'aide de personne, elle ne montre jamais ses œuvres et...