Partie 1

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- Parle-moi Artémis. Tu sais que tu peux me faire confiance. Et puis c'est la dernière fois que je te vois... N'ai-je pas droit à un au revoir ? demanda la psychiatre avec un désespoir qu'elle tentait vainement de cacher dans sa voix.

Artémis restait obstinément dos à elle, le regard perdu derrière la fenêtre. Que regardait-elle ? La cour étrangement calme pour un dimanche matin ? Ou bien les collines qui s'étendaient à perte de vue derrière les grillages ? Ça, docteur Gresy n'en avait aucune idée. Onze ans qu'elle suivait la même patiente dans la même clinique, et celle-ci n'avait pas prononcé un mot. Pas même un chuchotement.

Au début, les médecins avaient pensé qu'elle était devenue muette. Mais après quelques tests, il était évident qu'elle était en capacité de parler : ses organes étaient en parfait état.

Après cela, un long combat avait commencé afin de la faire dire quelques mots. Même un seul. Mais tous ce que le docteur avait fait pour Artémis s'était révélé inutile. Et maintenant qu'elle prenait sa retraite et devait laisser la place à un autre psychiatre, la bataille était probablement perdue d'avance. Après tant d'années, la jeune femme n'avait pu accorder sa confiance à quelqu'un. Comment le pourrait-elle à nouveau ? Le monde tournait sans elle. La vie l'avait laissée sur le bord de la route : une petite fille perdue, qui avait décidé de grandir dans le silence.

Docteur Gresy eut un petit soupir de frustration. Si elle se pensait discrète, ce n'était pas le cas, songea Artémis en son for intérieur. Son regard était posé sur le banc, à l'extérieur. Elle avait envie de sortir. Et plus tôt docteur Gresy serait partie, plus tôt elle pourrait y aller.

Artémis se régalait de la solitude que lui laissait sa psychiatre lorsqu'elle partait. Le silence n'avait pas de prix, il était son seul moyen d'avancer sans se briser davantage. Si jamais elle venait à dire, ne serait-ce qu'un seul mot, alors tout le monde serait après elle, lui poserait des questions auxquelles elle n'avait pas envie, auxquelles elle n'avait pas la force de répondre.

Tandis qu'elle était perdue dans ses pensées, Artémis entendit le docteur se lever. Puis un bruit de porte. C'était fini. Plus de Gresy, plus jamais. Même si un autre psychiatre la remplacerait, elle ne lui donnait pas deux mois avant de demander à abandonner son cas. Tout le monde n'était pas aussi dévoué et persévérant que Gresy.

Après avoir attendu quelques minutes, Artémis sortit quelques feuilles blanches et son crayon gris de dessous la commode avant de sortir à son tour.

Dans les couloirs, elle croisa quelques infirmiers ainsi que d'autres patients et patientes. Personne n'avait fait attention à elle. Ici elle n'était rien d'autre que la muette. La fille sage qui n'embête personne. Cette image convenait parfaitement à Artémis.

Une fois à l'extérieur, elle se dirigea vers le banc. Il n'y avait pas grand monde dans la cour, ce qui était plutôt surprenant. D'habitude le dimanche, c'était le jour où la plupart des familles rendaient visite aux patients.

Elle de toute façon, n'avait personne. Elle avait bien une famille d'accueil, mais ils s'étaient désintéressé d'elle depuis qu'elle était devenue majeure. S'ils payaient ses frais de clinique, c'est uniquement parce qu'ils avaient une fortune considérable et que quelques billets par mois ne leurs coûtaient rien.

Artémis s'installa en tailleur sur le sol et disposa ses affaires autour d'elle. Les feuilles d'un côté, coincée sous son pied, le crayon de l'autre, attendant sagement qu'elle veuille bien s'en servir.

Alors la jeune femme se mit à réfléchir de longues minutes. Elle effectua une brève introspection d'elle-même avant de conclure qu'elle se sentais soulagée du départ de Gresy. Pas que la psychiatre ait été mauvaise ou méchante. Seulement, voir la même personne chaque jour ou presque pendant onze ans, ça devenait lassant, étouffant.

Après ce constat, les mains d'Artémis se mirent en mouvement, presque automatiquement. Elle prit le crayon et une feuille qu'elle plaça sur le siège du banc pour avoir un support. Puis les lignes fusèrent de sous la mine effritée. Certaines claires, d'autres sombres. Certaines sûres, d'autres incertaines. Artémis sentais une douce torpeur l'envahir au fur et à mesure qu'elle se plongeait dans son œuvre.

Trop occupée à mettre sur papier chaque centimètre de l'image qu'elle avait en tête, Artémis n'entendit pas l'infirmier venir. Il lui tapota l'épaule doucement et s'agenouilla à côté d'elle, un sourire infantilisant aux lèvres.

- Est-ce que je peux voir ton dessin ? Ça a l'air intéressant, demanda-t-il en essayant de jeter un coup d'œil par dessus le bras de la patiente.

Artémis se contenta de retourner la feuille. Chaque fois qu'elle dessinait à la vue de tous, deux ou trois infirmiers de la clinique tentaient toujours de savoir ce qu'elle faisait, espérant sans doute découvrir les traces de son passé.

Sauf que son passé n'était pas ici. Il était aussi caché sous sa commode, à l'abri des regards indiscrets.

Tandis qu'Artémis regardait Christopher totalement impassible, il se découragea et lui conseilla de bien s'amuser avant de repartir. Elle le suivit du regard avec un sentiment de colère dans le cœur. Tout le monde ici lui parlait comme à une enfant. Elle était muette, certes, mais elle était assez grande pour qu'on arrête de la traiter comme une fillette.

Artémis prit immédiatement une nouvelle feuille et traça rageusement une autre scène, représentative de sa colère intérieure. Pourtant, si quelqu'un la voyait maintenant, les sourcils froncés, une petite moue boudeuse aux lèvres, cette personne aurait pensée qu'Artémis était simplement un peu ennuyée.

C'était l'avantage de la solitude. Elle lui avait permis d'apprendre à cacher ses sentiments. Mais à les cacher seulement. Car Artémis la sentait cette colère en elle. L'impression d'être en constante surveillance. D'être épiée au moindre geste, comme si elle était une malade mentale dans un hôpital psychiatrique.

Mais Artémis n'était pas malade. Ni physiquement, ni mentalement. Lorsqu'elle entendit d'autres pas se rapprocher d'elle, elle tourna la tête pour faire face à Sasha, une autre infirmière. Artémis lui fit les gros yeux. La femme leva les mains en signe de rémission et partit aussi vite qu'elle était venue, comprenant que la patiente n'était pas d'humeur.

L'ange muetteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant