Partie 10

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Evan contempla le dessin tout en retroussant les manches de sa chemise, assailli par de nombreuses pensées.

Est-ce que c'était éthique ? Certainement pas dans ce cas-là. Le psychiatre aimait se dire qu'il avait négligemment posé la grande feuille de papier sur la commode plutôt que de l'accrocher au mur afin de lui donner moins d'importance. Que c'était ridicule.

Il devait l'admettre, il avait pour ce petit ange sans voix une affection qui dépassait largement celle qu'un médecin pouvait avoir pour ses patients. Même en les voyant tous les jours ou presque.

La sonnerie stridente du téléphone d'Evan le tira brusquement de sa rêverie.

- Bouge ton derrière Collins, on est en bas de chez toi, résonna une voix lorsqu'Evan décrocha.

Le jeune homme descendit leur ouvrir, abandonnant par la même occasion le dessin sur la commode.

En bas de l'immeuble, le visage jovial de Nicholas l'attendait, accompagné d'Adélaïde. Ces deux-là s'étaient rencontrés à l'école de médecine. Ils s'étaient mis ensemble en deuxième année et dès qu'ils avaient tous les deux fini leurs études, Nicholas l'avait demandée en mariage.

Evan leur ouvrit la porte et fut accueilli par l'habituel sarcasme de son ami.

- Tu sais, comme dans beaucoup d'immeubles, ton appartement aussi possède ce bouton incroyable qui te permet de nous déverrouiller la porte depuis chez toi. Le concept, c'est que t'as pas à te taper les escaliers, ni même l'ascenseur pour descendre. Ça a fait fureur.

- Laisse-le tranquille, lui ordonna Adélaïde en rigolant. On a ramené le champagne.

- Parfait, répondit Evan avec un sourire en les guidant vers l'ascenseur. Et j'avais la tête ailleurs Nico, estime toi heureux de ne pas être resté sur le palier.

Le psychiatre les accueillit dans l'appartement qu'il avait rangé l'après-midi même. Les trois amis s'étaient promis de se retrouver au moins un dimanche par mois pour garder le contact. Bien qu'Evan revoyait toujours ces deux-là avec plaisir, il n'avait pas vraiment la tête à ça ce soir.

Il n'avait pas vu Artémis depuis vendredi, étant donné que leurs consultations n'avaient lieu qu'en semaine. Peut-être les Spark étaient-ils venu lui rendre visite? Non, Evan en doutait. Cette famille fortunée était connue pour faire de bonnes actions assez fréquemment. Mais personne n'était dupe : ils cherchaient simplement à passer pour de bons samaritains. Evan se demandait même si Mme Spark s'était seulement intéressée à la situation actuelle du village Malien auquel elle avait envoyé une généreuse donation le mois dernier. Mais après tout, tant que des gens dans le besoin pouvaient avoir une meilleure situation, peu importait l'intérêt qu'une bourgeoise snob pouvait leur porter.

Cela signifiait aussi qu'Artémis ne recevait jamais de visite. Un sourire se dessina sur le visage d'Evan lorsqu'il songea qu'elle n'en avait sans doute pas grand chose à faire.

- Je suis vanné, s'exclama Nicholas, tirant le psychiatre de ses pensées. 

Tandis qu'il pénétrait dans l'appartement, il enleva son manteau et prit celui de sa fiancée pour aller les poser dans la chambre, tandis qu'Evan se dirigea vers la cuisine pour déboucher la bouteille.

- C'est de toi le dessin ? Parce qu'on dirait qu'une moitié de toi a du talent et l'autre pas du tout, j'adore. T'as dessiné des deux mains en même temps ?

La voix remplie de sarcasme de Nicholas lui était parvenue depuis la chambre, où Evan se figura qu'il observait le dessin que sa patiente et lui avaient crée. 

- En fait, la partie sans talent est de moi, l'autre est d'une patiente.

Adélaïde alla jeter un coup d'oeil au dessin et avec son fiancé, rejoignit Evan dans la cuisine où celui-ci remplissait trois coupes du liquide doré pétillant. 

- Alors qu'est-ce que tu nous fais là ? C'est elle la patiente, pas l'inverse, fit remarquer la jeune femme d'un sourire amusé.

- Je vais vous expliquer. 

Evan tendit leurs verres aux deux amoureux et ils allèrent s'installer sur le canapé, où une assiette de pistaches venait décorer la table basse pour accompagner leurs bavardages.

- C'est une patiente absolument fascinante, vous devriez voir ça. Elle est muette, mais pas physiquement. Elle ne peut pas parler. Un cas typique de blocage psychologique j'imagine.

- Jusque là rien qui sorte vraiment de l'ordinaire, fit remarquer Nicholas avec un regard gêné en direction d'Adélaïde.

- Non attendez, continua Evan avec impatience. Elle communique par dessin. Enfin techniquement, elle ne communique pas. Elle a commencé avec moi mais sa précédente psychiatre a été incapable de lui soutirer quoi que ce soit. J'ai trouvé par accident des dessins à elle qu'elle avait cachés, mais elle m'en a voulu après ça. En fait, je crois que c'est sa manière d'exprimer ses sentiments. Et parmi les dessins que j'ai trouvé, je suis sûr qu'il y a de nombreuses réponses à son comportement particulier. Mais il y a autre chose, elle n'a pas officiellement existé avant ses 8 ans. Elle a été retrouvée seule devant un supermarché, personne ne la connaissait, on n'a ni son vrai nom, ni sa date de naissance, rien. Personne n'est venu la réclamer, c'est comme si elle était apparue du jour au lendemain.

- C'est peut-être une enfant abandonné, présuma Adélaïde. Ou alors ses parents sont morts, je ne sais pas. 

- J'en doute. S'il y avait eu un couple mort soudainement, ce qui serait sans doute le cas si Artémis n'a pas pu être emmenée chez des proches ou ailleurs, on aurait fait le lien entre les parents morts et la petite. L'option qu'elle ait été abandonnée est plus probable, et puis dans les deux cas, ça expliquerait le traumatisme qui la rend muette, songea Evan. Dans tous les cas c'est déplorable. Elle mérite une famille aimante, une vraie. Pas une famille qui l'abandonne et une pauvre snob bourgeoise qui se contrefiche de son existence comme de sa première chemise!

Nicholas eut un sourire amusé devant la soudaine colère de son ami. En plusieurs années d'amitié, Evan ne l'avait vu s'énerver que rarement. Le médecin était maître dans l'art du self-control, ce qui avait visiblement su charmer sa compagne.

- Fais attention, fit-il remarquer. Tu as l'air d'apprécier cette petite. Ne mélange pas travail et sentiments, tu te feras vite expulser sinon.

Evan se dit qu'il était trop tard. Il l'aimait déjà bien. Mais qu'est-ce que cela avait de mal ? Elle n'avait ni ami, ni famille, rien. Il serait sans doute bénéfique à la jeune fille d'avoir quelqu'un qui veillerait sur elle, un peu comme un grand frère.

Un grand frère... Le psychiatre se répéta ses derniers mots avec une espèce de gêne, une boule au ventre, toute petite, mais qui grandissait à chaque fois que le mot repassait dans son esprit.


L'ange muetteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant