3 - Le départ (1/2)

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Moules, crabes et crustacés ont été ramenés par Nizar et Marün, avec mon concours. Nous en avons ramassé autant que nous l'avons pu, entassant nos pêches dans nos besaces. Elles dégoulinent d'eau de mer quand nous revenons, mais le clan est ravi.

Les coquillages cuisent dans l'eau bouillante, avec des algues ramassées sur les rochers, et Nizar se vante encore de sa prise du jour :

« Il avait des pinces énormes ! Regarde, ça fait deux bouchées ! Deux ! Tiens, père, mange donc ! Et que nos visiteurs goûtent avec le sel de mer ! »

Oupà acquiesce et porte à ses lèvres la pince du crabe qu'il casse sous les dents pour en aspirer la chaire onctueuse et blanche, iodée par l'eau de mer, et il pousse un grognement de plaisir.

« Tu en pêcheras pour mes vieux jours, Nizar, rit l'homme de son foyer. Pour mes pauvres dents qui tomberont ! »

Sa remarque déclenche l'hilarité du clan, et les visiteurs sourient derechef. Ils sont contents, car leur troc a été équitable. Leur venue a retardé notre départ, mais nous en sommes finalement heureux car le repas de ce soir est un véritable festin. Nizar et moi-même nous sommes dépassés dans la pêche à pied - la seule que je puisse faire à cause de ma jambe droite trop faible.

Les six lames de silex ont été échangées avec deux grandes peaux de rennes, chaudes, avec encore leur fourrure que Quärma a préparé à la saison blanche dernière avec les femmes de la tribu. Elle fanfaronne, plonge son écuelle d'écorce dans la soupe de fruits de mers où flottent aussi de la viande séchée aux herbes épicées. Je demeure immobile, la faim calmée.

Les Hommes qui nous visitent sont tellement étranges. Zarkaï les observe avec hargne, Oupà avec curiosité et Quärma fait preuve d'une certaine animosité à leur encontre mais ne grogne plus.

Mourgür, à deux reprises, me donne un coup de coude dans les côtes pour que je détourne le regard. Fixer de la sorte est impoli, je le sais bien, mais je ne peux pas m'en empêcher. Je les trouve beaux, charismatique, si peu proche de la beauté du clan et pourtant bien éloigné, nous qui sommes plus petits et plus trapus.

Ils sont élancés, grands et svelte, avec une peau si brune que dans la nuit tombante, ils se fondent dans le décor, presque invisibles. Je ne peux me retenir d'observer ma propre peau, hâlée, et tâter mon front qui ressemble aux leurs.

Leurs habits sont différents, leurs parures et pendeloques sont plus riches et plus développées que celles de Mourgür, qui porte pourtant les plus belles plumes de corbeaux, et des anneaux dans les lobes d'oreilles en ivoire de mammouth. Son collier en canines de renard attire l'attention de l'homme aux fines tresses, qui finit par le pointer de son index, curieux.

Le sorcier porte sa main droite dessus, comme pour le protéger.

« Sacré. » prononce le Mourgür.

Il semble comprendre le mot, car il n'appuie pas sa demande. Il hoche encore la tête de haut en bas, comme une parole silencieuse que je ne comprends pas. Ils ont un langage plus léger, leurs mots sonnent comme des chansons de fête à mes oreilles. Ils discutent entre eux, puis me désigne, et je souris.

Le sorcier pose une main possessive sur mon épaule, et je tressaute.

« N'approche pas de ces Hommes, Sigur, dit-il. Tu es de notre tribu, pas de la leur. Ils peuvent encore porter du mal sur eux.

- Mais les dieux..., je murmure.

- Nous protègent, bien sûr. Mais même les dieux parfois peuvent se laisser berner par la beauté du changement et de l'inconnu. Ne les approche pas, c'est tout.

- Ecoute le sorcier, clame Zarkaï. Je ne veux pas que tu sois contaminé par un esprit malfaisant. »

Il est rare que Zarkaï cherche à me protéger, ou prendre soin de moi et je ressens à l'instant une douce chaleur à la place de mon cœur, au creux de ma poitrine. J'ai souvent le sentiment qu'il n'aime pas ce que je suis, parce que je ne porte pas en moi un esprit de chasseur et parce que je suis de sang mêlé. Son acte, à ce moment-là, me rassure un peu.

Durant toute une partie de la soirée, nous tentons de communiquer par gestes et mots simples, mais nous ne tirons des visiteurs que des rires, parfois des mots que nous-mêmes ne comprenons pas. Nos langues sont trop différentes, alors nous désignons les choses autour de nous, un bol de bois, le ragoût de fruits de mer, les galettes de céréales pilées, les couteaux en silex que fabrique Oupà.

De manière générale, néanmoins, une sorte de méfiance s'est installée, et Brina cesse de siffler entre les dents. Elle n'apprécie pas d'être en présence de ces étrangers. Elle aimerait qu'ils s'en aillent, et plier les tentes pour partir loin.

« Je n'aime pas la couleur de leur peau, avoue-t-elle.

- Les Hommes sont tous différents, réplique Mourgür.

- Ils ont un front si haut ! rajoute Quärma. Ça les rend laids. »

Oupà ignore les remarques de sa femme, exhibant ses couteaux. Cette remarque, sans quelle me soit destinée, me percute de plein fouet.

Suis-je laid, moi aussi ?

Notre tailleur de silex est particulièrement fier de ses couteaux, surtout les manches en andouiller de cerf ouvragé. Il a utilisé du tendon de renne, humidifiée avec de l'eau pour entourer la lame de silex dans son manche qui, une fois séché, a durci et retient l'éclat de pierre tranchant en place. L'année dernière, il a fabriqué du brai* avec des écorces de bouleau, une colle végétale extrêmement complexe à obtenir et difficile à utiliser. Il les exhibe devant les voyageurs aux visages si différents, compare aussi les lames qu'ils ont troqués contre quelques fourrures, discutant par gestes, mimant sans doute la casse des calcites de silex.

L'homme à la peau noire et aux longues tresses sort de son sac à dos une pierre ronde, qu'il présente à Oupà. Le tailleur de silex l'enjoint de poursuivre. Le visiteur creuse un trou à côté du foyer central de nos tentes, pousse des braises incandescentes sur le silex et l'enterre. L'étranger sourit encore, et désigne la course du soleil.

Au matin, semble comprendre Oupà, la pierre sera prête. Prête à quoi, nous l'ignorons encore, mais quand il présente les feuilles de laurier taillées dans le silex, je crois comprendre que le feu a le pouvoir de créer ces lames exceptionnelles.

Si Oupà apprécie les échanges avec les étrangers, Brina n'est pas rassurée. Elle préfère rester près de moi. Nizar se moque un peu, mais est vite réprimandé par sa mère, Quärma. Ces étrangers n'apaisent pas tout le monde. Certains veulent les savoir sur la route, loin de nous et de notre tribu en route pour l'Assemblée. Je ne parviens pas à détacher mon attention de leur faciès si long et plat, alors je palpe mon propre visage, mes arcades sourcilières prononcées comme ceux de mon clan, le front qui part en arrière ; ils ne sont pas comme nous. Ils sont si grands ! Et je ressemble un peu aux deux.

Même assis en tailleur ils dépassent de bien une tête Oupà, et ce dernier ne cesse de répéter que brûler du silex dans le sol est une idée stupide.

Brai* : En chauffant de l'écorce de bouleau, on obtient une résine que Sapiens et Néandertal utilisaient pour emmancher leurs outils et armes de chasse.

Le Murmure des Pierres (version non améliorée)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant