1 - L'esprit-mêlé

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Mon existence a été, dès ma naissance, un combat de chaque instant.

Mes épaules sont moins larges, mes arcades sourcilières moins prononcées, et ma force est ridicule face aux autres jeunes hommes du clan. Ils ont des bras musclés, des jambes épaisses, une carrure trapue et résistante. Je commence à dépasser Nizar, qui pourtant est d'une robustesse incroyable, et peu à peu, je m'allonge au lieu de m'épaissir. D'après Mourgür j'approche de mes seize étés et je dois devenir plus grand encore.

Cette perspective ne m'enchante guère, surtout dans ce clan où, souvent, le silence s'installe quand je passe ou mange avec les autres.

Même Zarkaï et Oupà seront plus petits que moi. J'ai du mal à l'envisager, surtout quand je me tiens à leurs côtés, quand nous changeons de camps après plusieurs jours passés au bord d'une rivière ou d'un point d'eau poissonneux.

Mourgür, le sorcier de notre petit clan, m'a adopté quand j'étais trop jeune pour m'en souvenir. Il m'a raconté mon histoire, bien des fois, quand je sens au fond de moi l'absence de mes parents. Mais je sais que je ne dois pas trop poser la question, au risque de déclencher sa colère qui, parfois, est aussi noire que la pierre qu'il porte autour du cou – une obsidienne, qui lui sert à ancrer son esprit dans le sol lorsqu'il prend des potions pour voyager entre les mondes. Je suis un esprit-mêlé, je ne suis pas tout à fait comme eux.

Ma mère, me racontait le sorcier, était venue le voir une nuit d'hiver. Elle était grosse, et portait un enfant qui était le fruit d'une union qui, d'ordinaire, ne donne rien d'autre que de l'amour et du plaisir, non pas des enfants ; mais force était d'admettre que j'étais là, dans ce ventre, à réclamer de respirer et de sortir pour m'épanouir dans le monde. Or, la naissance se révéla complexe, ardue et douloureuse pour cette femme qui n'avait jamais voulu de moi.

Je suis trop différent, je porte dans mon corps les stigmates de cette union entre elle, une femme du clan, et l'autre, un Front-Haut, ces rares Hommes nouveaux à la peau brune et noire, aux corps longs et graciles, bien moins forts que les hommes du clan.

Mourgür a dû l'aider lors de la délivrance. Il a prié les dieux, Salgëorth, le Créateur et l'Ensemenceur, Lojyän, la Déesse des Femmes et de la Fécondité, épouse de Salgëorth, soutien dans la vie et dans la première respiration. Quand je suis né, Mourgür a décidé de m'adopter et de me donner à des femmes de lait du clan, ayant déjà un enfant, pour que je grandisse et vive.

Selon lui, si je suis arrivé sur son chemin, c'est que les dieux l'ont décidé ainsi, et ma destinée leur appartient, comme n'importe quel Mourgür.

C'est ainsi que je suis devenu le fils de Mourgür, boiteux et différent, un esprit-mêlé de deux espèces d'Homme, à tenter tant bien que mal de me faire une place dans cet étrange monde qu'est le mien.

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J'étais bien trop jeune pour me souvenir avec exactitude de cet événement, mais demeurent dans mon esprit des images, vagues et sombres, de cette époque pourtant pas si lointaine de mon quotidien, ainsi que les histoires qui gravitent autour de cette deuxième naissance.

A chaque enfantement, nous avons un rituel précis : le nouveau-né doit dépasser les trois étés, pour qu'il lui soit offert la possibilité de marquer la Grotte des Esprits de sa main et obtenir un nom. Les risques de décès sont si importants avant cet âge que les Mourgürs, les sorciers de notre tribu, préfèrent que nous attendions avant de noter notre existence dans ce monde.

Salgëorth, Dieu du tonnerre, de la neige et du blizzard, sage divinité qui marche sous la lumière du nord, est l'annonciateur des naissances et des morts. L'empreinte des mains d'un enfant se fait sous son regard, sans quoi l'enfant ne se verra jamais attribuer un totem et donc une existence parmi la tribu et son clan.

J'étais à l'époque juché sur les épaules de Zarkaï, qui m'accompagnait comme le voulait la tradition. Il me tenait avec fermeté par les jambes et j'étais alors très impressionné.

Impressionné car, en contre-bas de la Grotte des Esprits, la mer n'était pas loin et ce jour-là, elle évacuait sa colère sur la plage de galets, à quelques centaines de mètres sous la falaise. Elle ronflait, crachait, éructait sous les bourrasques de vent. Puis, quand nous sommes entrés, le calme avait été surprenant, comme apaisant, bien que l'on pût encore entendre son ronflement colérique, ses appels.

Le sorcier devant nous nous guidait de ses chants lugubres, de ses psalmodies tantôt graves, tantôt aiguës, tel un oiseau dérangé par une douleur viscérale. J'avais peur, j'étais terrifié, paralysé, mais j'étais captivé par le jeu des lumières sur les parois de la Grotte des Esprits, par la lumière jaune et orange de la torche que tenait le sorcier de la Mourgüria.

J'avais désormais l'âge d'apposer ma paume sur la silhouette animale en construction, ce magnifique cheval en point d'ocre rouge. Toutes ces paumes ! Toutes ces mains ! m'étais-je alors mis à penser, me souvins-je. Chaque trace était une vie, chaque tâche de rouge, irrégulière et singulière, était un membre de la tribu des Hommes. Je plongeai ma main dans le bol d'écorce que le vieux sorcier édenté me tendit et, attrapé sous les aisselles par l'homme de mon foyer, je m'élevai du sol pour marquer à mon tour mon passage sur le monde.

J'étais né, et j'étais reconnu.

 « Ton nom est désormais Sigur, déclara le Mourgür. Tu arpenteras les terres parmi ton clan et la tribu des Hommes. Tu marcheras sous le regard scrutateur de Salgeörth, et des divinités. Lojyän, sœur de Salgeörth, te guideras. »

Le Murmure des Pierres (version non améliorée)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant