14 - Izna (1/2)

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Le marais putride est infini. Son horizon de boue et de roselière s'étend devant moi, immobile et pétrifié. La nuit semble éternelle, dépourvue d'étoiles et de lune, pourtant les joncs dansent dans une lumière pâle. Chaque plante, chaque rocher, chaque arbre chétif dégagent sa propre luminosité, battant au rythme d'un cœur invisible au milieu d'une lueur maladive et maudite.

Je marche.

Sans savoir dans quelle direction, ni me poser de question, je marche. Mes deux jambes sont fonctionnelles, sans blessure apparente, ni handicap. L'indice est frappant.

Je suis dans le Monde des Esprits.

Suis-je mort ? Est-ce le démon-ours qui m'a tué de sa morsure nauséabonde ? Je porte machinalement ma main sur l'obsidienne accrochée à mon cou. Son contact, une fois n'est pas coutume, distille un sentiment de force et me rassure. Je suis ancré dans le Monde des Hommes, mais mon esprit vagabonde dans un ailleurs moribond.

Un ailleurs qui m'effraie. Aux relents de mort et de putréfaction.

Une odeur similaire à celle du démon-ours pénètre mes narines. L'intégralité des poils de mon corps se dressent, autant par la peur que déclenche cette agression olfactive que par la perspective de rencontrer un animal mort désireux de me déchiqueter en morceaux. Je repère à une centaine de pas un énorme rocher blafard. Je me dirige dans sa direction, dans l'optique d'y grimper et de sortir mes pieds nus de cette boue collante et grasse.

Une fois à son sommet, je ne vois rien d'autre que le marais.

Mort.

Tout semble mort.

Le rocher est doux, presque tiède, et quand il se redresse je me raccroche aux racines d'un arbuste ayant eu l'audace d'y pousser au dernier moment. Le rocher pousse, pousse, sortant de terre jusqu'à ce que la hauteur devienne suffisante à causer la mort en cas de chute. Et si je meurs dans ce Monde, je meurs aussi dans l'autre, où mon corps repose. Où qu'il repose, d'ailleurs.

Le rocher vibre, et une voix en jaillit.

Une voix si basse, si grave, que je doute un instant de sa réalité.

« Petit Sigur, tu t'es perdu.

— Perdu ?

— Répètes-tu toujours la fin des phrases ? Oui, tu es perdu. Dans le méandre du Monde des Esprits. Seuls les morts arpentent le Marais Putride, jeune esprit-mêlé. »

Une tête humaine, coiffée de longs cheveux blancs et gras sort du rocher. Je suis juché, pitoyable, sur l'épaule d'une femme obèse et nue, aux yeux globuleux et au corps fait de courbes et de bourrelets où s'accrochent la mousse et la boue. Elle tourne une bouche disgracieuse aux dents brisées, et une haleine terrible m'assaille dès que l'entité reprend la parole :

« Jamais je n'ai rencontré de petit comme toi, Sigur, continue la géante. Et jamais je n'ai rencontré de vivant en ces terribles lieux. Comment est-ce, là-bas ? J'ai oublié la sensation du vent, du froid, de la neige et de la faim depuis si longtemps...

— Qui êtes-vous ? »

J'essaie de faire abstraction de la situation, moi, juchée sur l'épaule d'une femme à la peau aussi blanche que la lune, à converser normalement.

« Je suis Jania, autrefois femme de clan des Rak'Nour. J'étais fière ! J'étais belle... Maintenant, je garde le Marais Putride pour manger les Esprits des personnes mauvaises car j'ai été horrible... Mais toi, tu n'es pas mort, je ne peux donc point te manger ! En plus, tu es maigrichon...Si maigrichon. Cela ne me servirait à rien de te manger ! »

Le Murmure des Pierres (version non améliorée)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant