28 - Le Monde des Esprits (1/2)

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La solitude, le noir absolu, le silence. Je flotte dans un vide infini, comme si je me trouvais dans de l'eau tiède, à la température de ma peau ; étrange sensation. Je devrais être apeuré, terrifié, mais je ne ressens rien. Je suis vide, comme celui dans lequel je flotte, dans l'attente sans doute qu'il se passe quelque chose.

Mais il ne se passe rien.

Rien du tout.

***

Mes pieds touchent une surface humide et froide. Poisseuse. Comme de la vase. J'ouvre les yeux, mais je suis aveugle. À moins que la lumière se refuse le droit d'exister en ces lieux. Je me souviens du dévorâme, de ses bras puissants, de l'haleine putride du cadavre ramené d'entre les morts, et la promesse.

Il t'attend. Qui ? Fran ? Un frisson me secoue. Enfin, je ressens quelque chose. Une vague sensation d'appréhension. Suis-je à ce point distancé de moi-même ? Je fais un pas, puis un autre, dans l'attente de rencontrer un obstacle.

Est-ce ainsi lorsque l'on meurt ? Une sensation de vide à l'endroit du cœur ? À tâtons, je sens mon sac en bandoulière contre ma hanche avec le Cœur de Pierre. Mon bâton de sorcier lui n'est pas avec moi. Je hausse les épaules. Je n'en ai nul besoin, puisque je marche parfaitement bien en ces lieux plongés dans l'obscurité totale.

Je me mets à penser à Qahim, Amaruq, Oko et Krania et Mumbaÿ, à Nizar, Oupà, Zarkaï, Brina, Mourgür. Tous filent en travers de mes pensées, souvenirs fugaces ou vivaces, odeurs ou visages, caresse ou voix, cris ou larmes, lèvres aimées et oubliées. Je marche, sans savoir dans quelle direction et si cela a finalement une quelconque importance. Mes pieds foulent un sol spongieux. Chaque pas fait un bruit de succion. Je m'amuse de la sensation de la vase entre mes orteils, du son que je produis.

« Tu es là. Tu ne devrais pas. »

Je me retourne vers la source de la voix, peu inquiet. Puisque je suis mort, puisque je ne suis plus ancré dans le Monde des Hommes, qu'ai-je à perdre ? Me faire dévorer par Jania ? Soit, je suis prêt. Tant pis, j'ai perdu, je ne suis plus rien d'autre qu'un Esprit en errance, à la recherche d'une lueur au loin, comme les papillons de nuit qui se dirigent vers les lampes à graisse les soirs d'été.

Un être à la peau blanche, blafarde et brillante, me fait face, accroupie. C'est un enfant, juste vêtu d'une peau nouée à la taille. Rachitique, les cheveux en bataille, il m'observe de ses grands yeux noirs, où ses iris prennent toute la place. Il éclaire l'environnement immédiat autour de lui, un sol boueux gris. Ses mains triturent un collier de perles en os qui cliquettent les unes contre les autres.

« Tu vas mourir, petit esprit, si tu restes en ces lieux, annonce-t-il. Pourquoi es-tu là ?

— On m'a emmené de force, répondis-je en me rappelant du dévorâme non sans une chair de poule. Je n'ai pas demandé à venir.

— Pauvre Sigur, regrette l'enfant d'une voix peinée, si tu restes tu seras perdu, et si tu es perdu, tu seras mort. Mort !

— Connais-tu la sortie ? »

Il fait un signe négatif de la tête avant de se redresser.

Un trou béant à la poitrine attire mon regard. Il lui manque quelque chose. Quelque chose d'essentiel, de vital. Serait-ce... ?

« Oui, Sigur, c'est bien moi. Il t'a mené à moi ! »

Je me mets à courir. Peu importe où je vais, si je m'enfonce dans l'obscurité totale, je m'en moque. Le rire sardonique de Fran résonne derrière moi. Je puise dans mes forces déclinantes, couvrant une distance surprenante ; les pas de l'enfant me poursuivent, sploc, sploc, chaque pied entrant et s'extirpant du sol boueux. Il se rapproche, quand bien même je suis en train de courir comme un fou, tel un tarpan lancé au galop. Je ne peux pas perdre, pas maintenant, même si je suis mort !

Si je le suis.

Je cours à en perdre haleine, mes muscles en action. Mes poumons brûlent. Je persiste, encore et encore, je sens l'air prendre le goût du sang sur ma langue. Je n'ose jeter un regard par-dessus mon épaule, de peur de voir l'enfant galoper derrière moi.

« Tu ne peux pas m'échapper, Sigur ! ahane Fran. Tu es à moi ! Rends-moi ce qui m'appartient ! La Première-Née me l'a volé, tu dois me le rendre ! »

Je serre ma besace contre moi, déterminé à ne pas lui donner ce qu'il cherche. Non pas parce que je lui refuse son cœur, mais parce que je sais que le murmure, je dois l'écouter de ce rocher froid, de son palpitant pétrifié par les cycles et les étés.

Heureusement, me dis-je, que je me trouve dans le Monde des Esprits ; ma jambe ici n'est pas un obstacle. Je sens l'air siffler à mes oreilles, mes pieds foulent le sol visqueux jusqu'à ce que, soudain, une pente se profile. Des herbes poussent ici, je les sens fouetter mes pieds nus. Elles me piquent, entaillent ma peau et ma voûte plantaire. Je refoule les douleurs jusqu'au fond de moi, pour ne pas me laisser distraire.

L'environnement change, les roseaux émettent leur propre lumière grisâtre ; je reconnais là le Marais Putride, le domaine de la Dévoreuse, Jania, qui juge les Esprits avant de rentrer auprès des dieux Salgeörth, Lojyän, Rondar, et Janah la Déesse-Mère de tous. Je me sens gagné par l'euphorie : peut-être vais-je m'en sortir ! Une main secourable pourrait intervenir, ralentir Fran ou du moins le ralentir jusqu'à ce que je puisse me réfugier auprès de l'Ensemenceur et le supplier de me protéger.

Néanmoins, le Marais Putride est aussi infini que la plaine de vase un peu plus tôt. Si je n'entends plus les râles de Fran ni les succions de ses pieds, je ne cesse pas pour autant de courir. D'ordinaire, la sensation de liberté de mouvements m'offre une joie exaltante. Désormais, je cours sans m'en préoccuper.

J'invoque ma magie Mourgür pour changer de forme, mais je me ravise. J'ignore quel effet cela peut avoir sur le contenu de ma besace. Je risque de perdre le seul avantage contre le dieu-crapaud, mais aussi le seul indice pour sauver les miens du Mal-qui-Respire. J'ai promis à Nizar de revenir avec la potion capable de les sauver tous. Même banni, même rejeté, je ne peux me résoudre à les laisser mourir de cette malédiction.

Je cours.

De nouveau, le paysage évolue sous ma course frénétique. Du Marais, il ne reste bientôt plus rien. Le ciel se dégage, illuminé d'aurores magiques, mais aux couleurs si fades, si mortes, que je ne peux avoir de doute sur l'endroit où je suis prisonnier. Sans ma pierre d'ancrage autour de mon cou, je n'ai pas de pont jusqu'au Monde des Hommes. Mon seul espoir réside dans la grotte des dieux, où j'ai autrefois fait la rencontre du couple divin de la Création. Seuls Salgeörth ou Lojyän peut me reconduire chez moi, auprès du Haut-Front que j'aime, Qahim.

Mon intérieur me fait si mal à cette seule pensée ! Perdre Qahim, Amaruq, Oko, Krania, Izna, Oceyäne...

La taïga devant moi se profile dans sa majestueuse infinité, de courbes et de galbes, d'herbes hautes balayés par les vents invisibles. Les odeurs sont terribles, proches de la décomposition, de corps en putréfaction. Ici, tout est à l'image du réel, de mon monde, mais en mort. Ce constat me terrorise. Me glace de l'intérieur.

Je cours.

Le Murmure des Pierres (version non améliorée)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant