10 - Le bannissement (2/2)

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Mon existence est, depuis ma naissance, un combat de chaque instant.

En ramassant mes maigres possessions, le dos voûté par le poids de mon bannissement et par la douleur de quitter les miens, je pleure en silence.

Mes larmes coulent, sans que je cherche à les retenir. J'ai tout perdu, pourquoi ne pas perdre de ma contenance ? Tant pis, si les hommes ne peuvent pleurer, je ne suis plus un homme. Tant pis si je sanglote, je n'ai rien à perdre, car j'ai tout perdu.

Mon sac en bandoulière est plein d'herbes médicinales, ma fronde est attachée à ma ceinture, et mes poches pleines de petites pierres de rivière. Ma canne dans une main, je pose un dernier regard sur la hutte du sorcier de mon clan, là où j'ai si souvent dormi, si souvent rêvé d'être un membre véritable de mon clan.

Je soupire.

Le Nord est ma destination, me dis-je. Khal m'a donné un but.

Je le remercie en silence, en pensées seulement, espérant que cela suffise. Puis, je pousse la porte de cuir et je tombe nez à nez avec Brina.

Elle me regarde, avec intensité. Je fais de même. J'essaie de mémoriser son visage, son sourire, sa douceur et son amour au fond de mes rétines. Je n'ai pas envie d'oublier la femme qui m'a donné le sein et qui m'a offert son cœur sans réserve. Je fais un pas dans sa direction et elle comble le vide d'un coup, pour me serrer contre elle, alors que je n'existe déjà plus aux yeux des autres.

Brina larmoie dans mon cou, ses larmes sont tièdes et coulent le long de ma clavicule. Enfin, elle se détache, me pousse légèrement et disparaît dans l'Assemblée. Zarkaï passe un bras sur l'épaule de sa compagne et, d'un coup d'œil par-dessus son épaule, me dit adieu à sa façon.

Seul Nizar continue de briller par son absence.

∙∙∙

J'avance parmi l'Assemblée. Ils agissent comme si j'étais mort, ce que je suis à leurs yeux. Je passe devant les uns et les autres, Abak, Khal, puis le clan du Silex. Ils ne m'accordent aucune attention. Je file comme un loup solitaire, abattu et seul, désormais sans tribu et sans clan.

La rivière est douce, calme, et je la traverse à pieds, mon sac levé pour ne pas qu'il se trempe et ma canne la sonde pour vérifier sa profondeur. Quand je parviens de l'autre côté de la rive, je tourne le dos à mon passé, et je marche avec lenteur, l'esprit embrouillé.

Je ne réalise pas que je suis seul. Je me contente de laisser mon corps agir à ma place, mon crâne lourd de questions et pétri d'injustices. Je pense à Myha, à sa trahison, à sa rage et sa haine d'avoir été mit de côté par le Créateur et la Déesse Lojyän. Je ne peux m'empêcher de pester, de l'insulter dans l'aube.

Je marche.

Inlassablement.

Ma jambe me tire des grimaces de douleur, mon genou geint, grippé par la longue route qui m'attends. Je file vers le Nord, dans le fol espoir de peut-être trouvé ma place quelque part.

Je traverse une forêt dense, dont les premiers rayons de soleil passent au travers du feuillage de fin fils dorés, où dansent les grains de pollens et les moucherons. Je me laisse tomber sur la mousse, et enfin, je pleure.

« Sigur ! Où es-tu ? »

Je sursaute, les sens aux aguets. La voix répète mon nom à plusieurs reprises et je suis pris de tremblements incontrôlables. Quand la silhouette de Nizar apparaît, essoufflé et ahanant, je sens mon esprit partir vers lui, dans un élan sentimental explosif. Il se précipite vers moi et me serre contre lui.

« Sigur ! Tu es là... Comment vas-tu ? Où vas-tu ? »

Ses mots s'échappent de sa bouche tordue dans une grimace d'horreur. Il est affolé, perdu, et il s'excuse tout en continuant ses questions sans reprendre sa respiration. Je pose mes mains sur ses épaules et le force, à contre-cœur, à me regarder en face. Ses yeux me percutent.

M'envahissent.

Il s'agrippe à moi comme un enfant paniqué. Sa tunique de cuir est ouverte, il respire comme un aurochs, et il exhale son parfum qui m'enivre.

Sans que je puisse faire quoi que ce soit, sans même le voir venir, ses lèvres se posent sur les miennes et je me fige. Sa barbe picote mes joues, ses mains serrent ma nuque pour m'attirer encore plus vers lui et nous tombons à la renverse. Je suis sur lui, ébahi par les émotions qui me percutent, frémissantes et physiques.

Il ne me lâche pas, son genou contre mon entrejambe et il grogne.

Nizar me lâche d'un coup, comme secoué par une force invisible.

« Pardon, Sigur. Pardon... »

Je suis blessé de le sentir s'éloigner de moi. Je me redresse, et je l'embrasse à mon tour, avec plus de douceur. Que c'est bon ! Doux, impitoyablement doux, et dévastateur aussi. Car plus jamais je ne le verrai, plus jamais nous ne nous étreindrons. Il se recule encore, pantelant et tremblant.

« Nous ne pouvons pas faire ça, clame-t-il. C'est interdit, que nous nous...

— Aimions ? terminé-je. Je le sais, Nizar. Je le sais bien.

— Où vas-tu aller ? »

Il reprend contenance, pendant que je reste assis par terre, la tête baissée.

« Je vais au Nord, grincé-je, loin d'ici et loin de la tribu des Hommes. Je suis banni, Nizar.

— Je suis désolé, gémit mon ami, si j'avais été là...

— Tu n'y étais pas, » je siffle.

Ma voix s'est durcie, mon corps s'est raidit. Je préviens d'un seul regard que je ne veux plus qu'il me touche, alors que tout mon être me dit l'inverse. Il acquiesce, ses cheveux tombant autour de son si beau visage.

« Je n'étais pas là, c'est vrai, avoue-t-il. J'étais avec Abak. On essayait de rassurer les autres chefs de clans de ne pas te bannir.

— Abak, me défendre ?

— Étonnant, pas vrai ? soulève-t-il. Oui, il a apprécié tes pouvoirs face aux Hauts-Fronts. Il a du respect pour toi, et culpabilise de t'avoir malmené. »

Si je n'étais pas banni, je m'en serais réjouis.

« Il faut que tu fasses attention au Mal-qui-Respire, soufflé-je. Les gens malades expirent par l'air des poumons le sortilège qui nous accable. Tu dois toujours rester en dehors de la hutte de la Mourgüria. Le Mal est pernicieux, Nizar. Ne tombe pas malade avant que je ne trouve un remède et revienne.

— Tu ne peux pas revenir, réplique-t-il.

— Mais je vais revenir, avec une potion pour guérir. Salgëorth et Lojyän y comptent bien. »

Il se garde bien de me contredire, et il s'accroupit près de moi.

Il lutte contre son corps, ses émotions et ses sentiments. J'ai envie de l'embrasser encore, mais il se détache finalement.

« Je t'attends, Sigur du clan des Steppes, que tu reviennes et nous sauvent de cette malédiction. »

Puis, sur ses dernières paroles, il pivote sur ses talons et disparaît.

Le Murmure des Pierres (version non améliorée)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant