22 - Aurochs enragés (1/2)

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Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée, mais il semble que Oko, sautillant sur place, soit le plus heureux des chasseurs à la perspective de tuer un aurochs. Krania participe également à l'allégresse générale à laquelle les deux loups répondent par des jappements amusés, sentant très probablement la joie que nous exprimons. Tout sourire, Oko renchérit :

« Qahim, ta louve est-elle capable de chasser en groupe ? »

Pour toute réponse, ce dernier sourit.

« Bien sûr, où ais-je la tête ? s'écrie-t-il en se frappant le front. Et Amaruq ?

— Pas en groupe, dis-je, seulement avec moi. Il m'aide parfois à débusquer des oiseaux, ou des petites proies. Je ne sais pas s'il est prêt à chasser avec plus de monde, il n'a jamais eu cette expérience. »

Ce que je dis est vrai, et j'ai peur qu'un aurochs effrayé se décide à le charger. Le pire peut arriver si vite pendant une chasse. Le troupeau que nous apercevons au loin n'est pas très grand, mais une seule de ces bêtes aux cornes pointues peut nous occire d'un coup de sabot bien maîtrisé. Si l'un d'eux nous charge, il nous est impossible d'être prompt à l'esquiver, à moins de savoir voler.

Qahim se rapproche de moi.

« Tu es un Mourgür, guide-le ! Je sais que tu peux le faire ! »

Ses encouragements me font chaud au cœur, et je finis par hausser les épaules.

« D'accord, concédé-je, mais avant il faut que nous analysions le terrain. Courir derrière un troupeau d'aurochs ne nous permettra pas d'en attraper un si la plaine est aussi plate que maintenant ! Ils peuvent nous échapper en un instant.

— Comment veux-tu procéder ? s'inquiète Krania. Tu as besoin de quelques choses ? »

J'ignore si elle possède des connaissances en herbes magiques, mais je peux très bien la désigner comme ma première assistante. Je hoche la tête.

« Il me faut un feu, des galets brûlants, une outre d'eau et monter ma tente pour que je puisse entrer en transe. Si je voyage dans le Monde des Esprits, je peux peut-être survoler la plaine et voir si nous pouvons les piéger quelque part. »

Quand j'y pense, l'été dernier je rejoignais la Mourgüria et aujourd'hui je me propose de voler dans cet ailleurs mystique pour la chasse à prévoir. Krania ne saisit pas l'importance que revêt cette action, mais le regard aiguisé de Qahim ne m'échappe pas.

Il sait ce que cela implique pour moi de devenir un sorcier. Il a probablement discuté avec Izna et Oceyäne, il a rencontré Mourgür. Sans doute ont-ils parlé pendant mon inconscience... J'ai le sentiment qu'il peut voir à travers mon silence et entendre au-delà de mon impassibilité. Nous avançons encore un peu, les aurochs étant assez loin pour ne pas se soucier de quelques humains et de deux loups. Le vent souffle d'eux vers nous, un bon signe.

La plaine offre plusieurs petits promontoires, sur lequel nous nous arrêtons. Là, Krania m'aide à enlever mon sac pendant que Oko et Qahim commence l'inventaire de leurs armes de chasse. Le troupeau est composé de plusieurs adultes et paissent tranquillement. Sans doute ont-ils commencé leur voyage, en prévision de la saison blanche qui ne tardera pas à arriver d'ici moins de deux lunes ; je plante les piquets et nous montons le camp pour préparer la chasse, et je commence à avoir un mauvais pressentiment ; et si l'un de nous se blesse mortellement ? Comment suis-je censé poursuivre ce voyage sans eux ? Je profite de ce moment de calme pour faire l'inventaire de mes herbes médicinales, m'assurant ainsi de détenir de quoi nettoyer une plaie, la refermer avec des bandes de cuir souples, ainsi que des herbes séchées ou des pommades. Je hoche la tête, satisfait de mon inspection, avant d'étaler dans ma tente montée sur ses piquets ma fourrure.

Qahim et Oko sont déjà en train de ramasser du bois, pendant que Krania va chercher de l'eau fraîche dans la rivière toute proche.

Amaruq joue dans les hautes herbes avec Mumbaÿ proche de la berge de la rivière scintillante dans la lumière dorée du soleil. Assis en tailleur devant l'entrée de ma tente, j'observe mes compagnons. Je ne suis pas convaincu du bien-fondé de cette chasse, mais si Qahim la juge possible et intéressante sur la suite de notre voyage, pourquoi pas.

Le paysage autour de nous, plat et ensoleillée, est magnifique. Le soleil se reflète dans les douces ondulations de la rivière, un vol d'oies passe par-dessus nous, et un calme apaisant nous englobe.

Je me pétrifie.

Là, au loin, un groupe de lions des plaines.

...

Nous restons immobiles. Amaruq et Mumbaÿ se sont rapprochés, laissant la plaine à ses chefs incontestés ; les félins sont une petite troupe, composé de deux couples et de quelques lionceaux joueurs. Ils ne sont pas là pour chasser, ils ne font que passer et se désintéressent de nous. Néanmoins, Qahim est debout, une sagaie dans une main, prêt à défendre notre camp des prédateurs. Mon cœur tambourine dans ma poitrine tel un tambour de chasse.

Nous les suivons du regard, longtemps, dans leur grandeur et force majestueuse. Ils règnent sur la plaine en chefs absolus. Le pelage doré, ils avancent avec souplesse, et finissent par disparaître au loin.

La tension quitte mes muscles. Nous nous détendons en les regardant s'éloigner puis disparaître. Au loin, les aurochs, puissants et tranquilles, continuent de paître sans faire attention à notre présence. Krania revient avec une gourde remplie d'eau fraîche et nous remplissons l'outre. Les galets de la berge sont parfaits pour la cuisson de ma potion, et je commence à les mettre au bord de mon feu que Oko a pu allumer à l'aide de son silex et de sa pierre à feu.

Les branchages et le bois commencent à pétiller, un peu humide ; je sors de ma besace plusieurs herbes magiques.

Des petits champignons séchés, de la verveine pour le calme qu'elle procure, je jette les quelques ingrédients dans des gestes transpirant une habitude nouvelle ; je réalise que oui, je deviens un homme-médecine, un Mourgür.

Ce constat me tire un sourire.

« Je vais tenter de voyager dans le Monde des Esprits, j'explique à mes compagnons. Je vais être comme endormi pour vous, mais je vais être au-dessus. Mon esprit va partir de mon corps, mais ma pierre noire, mon obsidienne, ne doit jamais quitter mon cou.

— Je vis avec une Prêtresse et une guérisseuse, soulève Qahim, je connais les voyages d'Oceyäne.

— Toi, oui, mais pas Krania ou Oko, reprends-je pour marquer l'inexpérience de nos amis. Ça peut être impressionnant pour les non-initiés. »

Je mélange avec une branche mon breuvage, auquel je rajoute des galets brûlants. Ils pétillent dans l'eau, et un nuage de vapeur s'en échappe. Je les remets ensuite sur les braises, et les replonge jusqu'à ce que la potion entre en ébullition. Là, j'arrête, retire les champignons devenus spongieux et visqueux pour me verser un petit bol. Une légère appréhension me saisis à la gorge.

Pour me rassurer, je siffle Amaruq et le loup noir vient vite me rejoindre, soudain impressionné par mes gestes. Oko, Krania et Qahim m'observent debout, tandis que je m'allonge dans ma tente avec mon ami fauve ; je bois la potion, ferme les yeux, et lentement, mon corps devient lourd et mon esprit léger.

Amaruq se couche contre moi.

Je m'élève et, pour la première fois, je pars avec un Esprit Loup avec moi.

...

Devant moi, le vert.

La plaine immense, traversée par la rivière ondoyante.

Au-dessus, le bleu.

Un ciel dépourvu du moindre nuage, par une chaude et belle journée d'été. Debout au milieu de l'herbe battue par les vents de la plaine, je suis nu. Je sens la brise me caresser le corps, titiller ma peau, effleurer mon visage. À mes côtés, un loup noir fixe l'horizon, concentré. Quand je me retourne, je peux me voir allongé dans l'ombre de ma tente, Amaruq contre moi.

J'ai quitté mon corps pour devenir un Esprit.

Le Murmure des Pierres (version non améliorée)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant