29 - Le Murmure du Cœur (2/2)

16 6 0
                                    

Amaruq ne me lâche plus, restant à mes côtés, geignant lorsque je m'éloigne un peu trop à son goût. Mon obsidienne de nouveau autour de mon cou, mon bâton de sorcier dans une main, j'avance à un bon rythme vers la hutte médicinale des Mammöts.

« Des nouvelles de Oko ? demandé-je à Qahim. Krania, Myu et Ikro ?

— Oko est avec Krania, il prend soin d'elle. Elle n'a rien, hormis le Mal-qui-Respire. » Il marque une pause. Soupire. « Ikro est blessé, Myu s'en occupe. »

Mumbaÿ est aux côtés de son compagnon, vigilante parmi les huttes silencieuses. Le village est jonché de peaux déchirées, de bols en bois cassé, de feux éteints. Je découvre un clan dévasté et en deuil, touché de plein fouet par le dieu-crapaud, autrefois l'homme le plus aimé des dieux.

Je vais pour rentrer dans la hutte médicinale quand une voix m'interpelle.

Le chef s'avance vers moi, boitillant aussi vite qu'il le peut. Ses breloques en canines de renard s'entrechoquent bruyamment. Je suis étonné qu'il ait survécu à l'attaque de Fran et de ses dévorâmes. Le visage pâle, les yeux rougis, il me pointe de son index osseux.

« Tu ne rentres pas ici, esprit-mêlé ! » assène-t-il.

Je dresse mon bâton de Mourgür sur lequel j'ai accroché des plumes de corbeau. Ma voix est dure, autoritaire, empreinte d'une sagesse que je ne soupçonnais pas. Amaruq grogne et dévoile ses crocs.

« Je vais où je souhaite ! Je suis celui-qui-entend, et je tiens à soigner les tiens. À moins que tu refuses aux Mammöts le droit de se soigner et de s'occuper de leurs morts ? Est-ce ainsi que tu veux diriger ton clan, vieux chef ?

— Euh, je...

— C'est bien ce que je pensais ! »

Je ne lui offre pas la possibilité de s'interposer, et je franchis le passage dans la hutte médicinale avec Amaruq à mes talons. L'atmosphère empeste, les toux sont grasses, les reniflements constants, les pleurs aigus des enfants en souffrance m'arrachent une grimace. Combien de Mammöts sont tombés sous l'attaque des dévorâmes ? Combien de corps devrons-nous enterrer aujourd'hui ? Je m'accroupis devant le premier enfant, une fillette de peut-être quatre ou cinq été, les cheveux crépus et hirsutes. Ses joues sales sont creusées par les sillons de ses larmes, elle a le hoquet tant son ventre est tordu par la terreur.

Je lui offre le plus beau sourire dont je suis capable à cet instant. Mon apparence est sans doute un peu effrayante pour elle, car je suis mêlé mais je mets toute ma bienveillance dans mes yeux. Je ne veux pas qu'elle s'effraie. Elle regarde avec de grands yeux Amaruq qui l'observe.

« Tu veux le caresser ? Il aime beaucoup quand on le gratte derrière les oreilles. » Je commence à écouter sa respiration, tout en guidant sa main vers la truffe d'Amaruq qui commence à lui lécher la paume. Elle rigole doucement, perd un peu de ses larmes et retrouve le sourire.

Je sors de ma besace le cœur de pierre, le pose sur le sol, et me retourne vers Qahim.

« Je vais avoir besoin de ton aide, dis-je. Peux-tu m'allumer un feu et demander aux Mammöts en état de t'aider de rassembler les corps pour la cérémonie ? Salgeörth doit accueillir tous ces gens dans le Monde des Esprits et leur donner un repas bien mérité. Puissent-ils arpenter les cieux, désormais. »

Qahim s'exécute sans prononcer une parole, pressé de me voir entrer en action.

« Ramène-moi aussi une pierre, grosse de préférence, pour broyer le cœur. » rajouté-je.

Quand les flammes du foyer ronflent dans la hutte médicinale, je commence à préparer ma potion, invoquant les noms des dieux, priant pour que leur présence inonde les lieux et m'aide à soigner les blessés et les malades.

Une majorité est touchée par le Mal-qui-Respire, rendant le souffle pénible. Amaruq reste assis près de la fillette que j'ai examinée, et je me plonge dans mes soins.

La chanson de la Création me vient tout naturellement aux lèvres.

Lorsque le soleil touche l'horizon et que la nuit tombe enfin, je sors de la hutte médicinale complètement vidé de mon énergie. Néanmoins, je me rends vers les tombes que nous avons creusées. Le chef est silencieux, les mains jointes. Les Mammöts m'observent avec un mélange d'admiration et de respect, moi qui marche avec des loups. Xa'll Miran, me nomment-ils sur leur passage – celui-qui-voit et celui-qui-écoute, le sorcier dans leur langue proche de celle de Qahim.

Au nombre de douze, les morts sont immobiles, nettoyés avec soin. Je me mets à chanter.

« Sous les étoiles du ciel,

Elle n'a jamais été aussi gracieuse,

Sous ses lèvres rieuses,

Elle n'a jamais été aussi belle

Lojyän, de sa beauté éternelle

N'a eue de cesse de nous étourdir

Oh, Lojyän, bénie nos terres et donne-nous des ailes

Pour que nous aussi, on puisse rire

Danser, voler, chanter dans le firmament doré

Donne-nous de quoi nous élever ;

Il n'y a pas dans le Panthéon,

Autre que toi pour nous porter dans ton giron.

Regarde donc tes Enfants danser !

Ecoute donc tes Enfants chanter !

Oh, Lojÿan, bénie nos terres et donne-nous à manger,

Arpentons tes courbes, et nourrissons-nous

Pour que jamais nous ne trépassions. »

Je poursuis, gonfle ma poitrine, les yeux débordants de larmes que je ne cherche ni à essuyer, ni à cacher. Je pleure, car le chagrin nous pénètre de toutes parts, et je sens la tristesse me comprimer la gorge.

« Sous les étoiles du ciel,

Il n'a jamais été aussi fort ;

Sous ses sagaies effilées,

Il n'a jamais été aussi brave

Salgëorth, de sa force éternelle,

N'a eu de cesse de nous impressionner,

Oh, Salgëorth, bénie nos esprits et donne-nous des ailes,

Pour que nous aussi, on arpente le ciel.

Sous les étoiles du ciel,

Il n'a jamais été aussi bienveillant,

Sous son souffle sacré,

Il n'a jamais été aussi bon.

Salgëorth, de sa bonté infinie,

N'a eu de cesse de nous chérir.

Oh Salgëorth, bénie ces esprits et donne-leur la vie,

Pour qu'eux aussi, arpentent les cieux. »

Je pleure, les mains tremblantes. Peut-être vais-je enfin pouvoir rentrer dans mon clan et les soigner, maintenant que j'ai entendu le murmure des pierres. La nuit me portera conseil, aussi je pivote sur mes talons et vais me blottir contre Qahim, Oko et Krania avec nous, soudés comme une lame de silex sur son manche en bois.

Ensemble.

Le Murmure des Pierres (version non améliorée)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant