10 - Le bannissement (1/2)

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Le moment que je redoute depuis mon arrivée est là, devant moi. Mon corps est roué de coups, mes vêtements sont déchirés, et je suis enfermé dans une hutte minuscule, construite à la hâte. Mourgür, à bout de souffle, a protesté ; ses pauvres poumons malmenés n'ont pas réussi à porter le poids de ses arguments, et je suis allongé, les pieds et les mains entravés par des liens de cuir épais. Je ne bouge pas, concentré sur ma respiration sifflante.

Le Mal-qui-Respire se répand parmi les clans à une vitesse fulgurante. Je soupçonne les Hauts-Fronts d'en avoir été porteurs lors de la chasse, quelques jours plus tôt, mais quand bien même je m'expliquerai, personne ne veut m'entendre. La Mourgüria s'est refermée, l'Initiation n'a pas fonctionné et Myha me hait de toutes les fibres de son corps.

Brina a longtemps pleuré, Zarkaï a tenté de faire plier les autres, mais rien n'y a fait. Je ne peux rien dire, rien faire, mon sort est scellé. Nizar n'a pas assisté à mon rouage de coups, initié par Myha.

Myha qui a entendu mes premiers mots, dont la jalousie a déformé ses traits. Il ne supporte pas que moi, un Boiteux comme il le dit, ait pu recevoir la parole des divinités, pendant qu'ils l'ont ignoré. Comme j'envie cette sensation de liberté quand j'arpente le Monde des Esprits ! Comme j'aimerai m'y trouver à cet instant...

Je ne peux rien faire, si ce n'est attendre, dans la douleur, dans une position fœtale.

Les paroles de Lojyän reviennent en boucle.

La vie que tu as est celle que nous avons voulu pour toi. Ta souffrance, nous l'avons créée. Ta jambe, je l'ai voulu ainsi. Sans elle, sans ta canne, jamais tu n'aurais regardé le monde comme tu le vois aujourd'hui.

Je ne vois plus rien, hormis mes centaines de douleurs, au ventre, aux bras, aux jambes et au visage. Mon sang pulse dans mes bleus et contusions. Prostré, le temps s'effiloche et n'a plus aucune valeur.

Sans doute la nuit s'est-elle achevée, sans doute le crépuscule incendie-t-il le ciel de ses couleurs enflammées ; je n'en sais rien, et je m'en fiche.

J'ai l'impression de mourir à l'intérieur de moi.

Khal vient me chercher. Il m'attrape les mains et me lève sur mes pieds chancelants dont il enlève les attaches. Je titube, autant en raison de mon immobilisme forcé que par ma jambe droite trop faible pour me porter. Il me rattrape, et dans l'obscurité de la hutte, me chuchote :

« Est-ce vrai ?

— Que les dieux nous punissent ?

— Non, cela je le sens et je le vois, Sigur. Est-ce vrai que tu es le messager de Salgëorth et de Lojyän ? »

J'acquiesce, trop faible pour prononcer encore une parole.

« Écoute-moi bien, rajoute le chef du Clan des Silex, je vais te le dire une seule fois, et tu dois entendre mes mots et les retenir pour la vie. Au nord, loin après les marécages, vit une tribu de Hauts-Fronts, les Céruléens. Ils t'accueilleront, car leur Mourgür est comme toi. Une esprit-mêlée. Elle te guidera.

— Pourquoi... ?

— Je ne pense pas que ton châtiment soit mérité, Sigur. Ocëyane est une amie, elle m'a sauvé d'une grave blessure il y a des étés. Je pense que les autres ont peur de toi. »

J'ai envie de le remercier, mais en ce faisant, je réalise que ma vie au sein de l'Assemblée est terminée. Que jamais je ne verrai plus Nizar, que ma vie n'est plus rien. Khal est secoué d'une quinte de toux, qui traverse son corps comme l'orage le ciel.

Je sors, appuyé sur son bras. Quand j'émerge, je me rends compte que la nuit n'est pas terminée, bien que les étoiles doucement disparaissent sous la lueur de l'aube naissante. En face, les Mourgürs sont rassemblés, et le sorcier de mon clan évite soigneusement de croiser mon regard.

Lâche ! ais-je envie de hurler. Tu sais ce que j'ai vu et entendu ! Dis-leur !

Mais ma bouche reste ouverte sur un râle peiné, sec, dont la soif seule n'est pas responsable. Je hoquète un sanglot que je réprime.

Ma canne m'est jetée par la Mourgür du clan de l'Obsidienne, et je sursaute au son du bois clair sur le sol caillouteux.

Mon apparence doit rebuter plus que d'ordinaire, car lorsque Khal se dérobe à mes appuis, je chancelle légèrement sur la droite et les autres membres de la tribu des Hommes reculent dans des exclamations apeurées.

Mes dents crissent les unes contre les autres.

Brina est là, les mains posées sur son ventre à peine rebondie, aux côtés de Zarkaï dont les mâchoires sont comprimées. Il me regarde droit dans les yeux, me sonde, cherche sans doute à savoir si ce que j'ai dit est vrai.

« Sigur du clan des Steppes ! psalmodie la femme vêtue de noir. Tu es un porteur de mauvaise nouvelle, et tu as su voir les signes du Mal-qui-Respire avant. Khal tousse déjà, ton Mourgür est faible ! Et les corps s'allongent dans la hutte de la Mourgüria. Myha a entendu tes mots, lors de l'Initiation, et sait que tu as demandé aux dieux de nous punir ! »

Les voix autour d'elle s'esclaffent, montent dans les aiguës, mais je ne bronche pas. Je la jauge du regard, venimeux.

Elle utilise la maladie qui frappe notre tribu pour se débarrasser de moi ! La chasse ayant été fructueuse, elle a trouvé le bon moment pour frapper.

Patiente, maligne, elle sort les griffes, son apprenti tapi dans son ombre.

« Tu es le messager d'une punition que nous ne méritons pas ! poursuit-elle avec emphase, les yeux écarquillés dans ses orbites et les bras levés vers le ciel nocturne. Tu es un esprit-mêlé mauvais, aux desseins aussi sombres que la pierre dont mon clan tire son nom. Tu n'es pas Mourgür, et tu nous as pourtant jeté un sort terrible ! Tout ça pour des railleries d'enfants, qui se moquent de ta jambe et de ton esprit-mêlé. Tu nous condamnes ! Et nous te condamnons en retour !

— Ce n'est pas vrai, craché-je à bout de mes forces. Lojyän et Salgëorth me demandent de trouver le remède, et de trouver le nom du dieu qui nous punit.

— Foutaise ! renchérit Myha qui se porta en avant de sa Mourgür. Il m'a dit des choses aussi absurdes que celles-ci ! Il n'existe pas d'autres divinités que la Déesse et le Créateur ! Tu mens ! Ton esprit est aussi tordu que ta jambe, Sigur ! Tu as souillé l'Initiation en parlant à un esprit malin qui s'est usé de toi ! Tu es le porteur de mauvaises nouvelles, et tu as accepté que la punition nous soit donnée !

— Non ! crié-je en réprimant un frisson, ce n'est pas vrai ! Tu mens ! J'ai passé l'Initiation ! J'ai une mission, celle de trouver un remède ! »

Plus personne ne parle.

Dans la nuit, une chouette un peu plus loin hulule, insensible au monde des Hommes et de leurs lois terribles qui m'accablent.

Je n'ai plus aucun moyen de me battre, ni même de contrecarrer les plans de Myha. Je le foudroie du regard, mauvais, sentant mon cœur se fissurer de milles entailles. Il me trahit, par orgueil ! Il me blesse et me bannit, pour se venger. J'en ai des envies de sang. Ma canne dans une main, je résiste pour ne pas la lui asséner sur le crâne et lui sauter à la gorge comme un lion à dents de sabre.

Il est venu avec moi dans le Monde des Esprits. Il a parlé avec le Créateur, il a vu la divinité sans nom. Il a entendu les mêmes choses que moi. Pourquoi désire-t-il mon départ ?

« Sigur, du clan des Steppes, résonne la voix de mon sorcier, tu es banni. Tu ne peux plus venir, tu ne peux plus parler. Tu es désormais aussi invisible que les sont les Esprits. »

La sentence tombe, dure et implacable.

Irrévocable.

Le Murmure des Pierres (version non améliorée)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant