38. Déchirement

55 4 2
                                    


Je reste sans voix un instant, sous le choc de ma propre réaction. Comment va notre vie de couple ? D'abord, c'est bizarre que ce soit Louise qui me pose cette question, elle qui n'a aucune affinité particulière avec le guerrier, bien qu'elle ne fasse pas encore concurrence à Aëlys à son sujet. Ensuite elle a raison ; comment ça va entre nous ? Ce qui me fait le plus mal, à vrai dire, c'est de ne pas m'être franchement posé la question plus tôt ; alors j'ouvre lentement la bouche et ma voix part d'un murmure tandis que les pensées se bousculent dans ma tête.

— Eh bien... Bien, je crois ? Je veux dire, c'est comme avant, mais... Non, pas tout à fait en fait. On n'a jamais reparlé de Letty ; moi parce que ça m'agaçait, lui parce que ça l'énervait. Il a tenté des semaines durant de m'approcher en douceur pour remplacer l'odeur de son père par la sienne sur mon corps mais... Une fois que j'ai réussi à surmonter le traumatisme, il est resté distant.

— Il y est allé trop fort ? s'inquiète-t-elle aussitôt.

— Pour être honnête... Peut-être un peu. Mais il a été compréhensif et à l'écoute, donc...

— Peu importe, j'espère bien qu'il s'en veut, gronde-t-elle.

Je fronce les sourcils en réfléchissant à ses mots. Et si c'était ça ?

— Peut-être qu'il s'en est voulu, oui. Mais ces derniers jours, j'imagine qu'on peut dire qu'on a retrouvé une vie sexuelle active et épanouie. Juste après... qu'il m'ait parlé de son frère. Il ne s'était jamais ouvert sur ce sujet de lui-même avant, et il avait l'air... nostalgique. En fait c'est ça : je m'étais habituée à sa colère, que j'ai essayé de soulager du mieux que j'ai pu ; et je ne me suis pas rendue compte qu'elle s'était estompée, murmurais-je.

— Tu n'avais rien remarqué jusque-là ? s'étonne-t-elle. Je retire ce que j'ai pensé, t'es pas aussi observatrice que je l'imaginais, me charrie-t-elle.

— Je n'avais pas fait le lien parce que j'ai pris l'habitude de vivre avec ! Rappelle-toi, depuis qu'il est arrivé ici, il a toujours eu l'air sombre...

— Avec ce qu'il a vécu, je peux comprendre. Mais après votre enlèvement c'était pire... Enfin, en attendant, s'il y en a bien une ici pour le supporter c'est toi. J'admire la patience que tu as avec lui, même si on dirait un petit agneau inoffensif et vulnérable à tes côtés, marmonne-t-elle.

— Et pourtant je ne crois pas que ce soit le plus fragile de nous deux...

— Laisse l'humilité de côté, pour une fois. On a tous quelque chose qui pèse lourd sur nos épaules, et tu n'échappes pas à la règle. On est tous dans le même bateau, m'interrompt-elle.

Je ne réponds rien et me contente de l'observer avec un sourire plein de gratitude et de reconnaissance. Elle a raison. C'est une vraie tête de mule qui fonce tête la première dans le danger, mais... Elle peut être fière de ses parents ; ils lui ont donné des valeurs que j'ai rarement vues aussi profondément ancrées chez quelqu'un. De plus, elle a toujours été là dans les bons comme les mauvais moments, pour me soutenir ou me donner des coups de pied au cul, selon le contexte... Elle finit par me répondre par un sourire confiant où pointe un soupçon de timidité, ou de pudeur, je ne suis pas sûre. D'un accord silencieux, nous nous allongeons côte à côte dans l'herbe grasse du printemps et profitons en silence de l'instant présent.

Je ne sais pas combien de temps nous restons ainsi allongées sans rien dire. La bise souffle, reposante et agréable dans la chaleur de mai. C'est bientôt l'anniversaire de mes vingt ans. Déjà tant de temps depuis le dernier grand combat... Je pense au lieu du massacre, caché au fin fond de la forêt vers l'ouest ; les corps abandonnés sur place ont disparu, mais une stèle de pierre demeure, inébranlable et chargée de souvenirs. J'explore le lieu dans mon esprit et, à mesure de déambulations mentales, me retrouve dans la clairière où nous nous sommes si souvent entraînés avec Mathias avant de faire l'amour dans l'herbe épaisse.

Heart of Wolf - Tome IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant