En ouvrant les yeux et en voyant la lumière froide du matin qui baignait la pièce, je me sentis aussitôt inondée par une profonde tristesse. Allongée sur le dos dans les draps froissés par une nuit agitée, les yeux levés vers le plafond, je me sentais écrasée par la conscience aiguë d'une chose à laquelle j'aurais préféré ne pas penser.Nous étions le premier novembre. Cela faisait plus de deux semaines qu'Edward, Izumi et Cub avaient disparu sans laisser de traces. Vingt jours, pour être exacte.
Vingt jours passés dans une maison étrangement silencieuse, entre Alphonse et Sig Curtis, tous deux écrasés de peine et de solitude.
Vingt jours de surveillance attentive de la part de soldats de la région, qui épiaient nos faits et gestes, espérant nous voir remonter la piste des fugitifs pour mieux les emprisonner.
Vingt jours d'incertitude et d'angoisse.
Vingt jours de larmes. J'avais pleuré, Alphonse plus encore, noyé dans la douleur d'avoir été abandonné par son frère sans avoir pu se réconcilier avec lui.
Vingt jours d'interrogatoires aussi réguliers que vains de la part des militaires. De nous trois, personne n'avait la moindre idée de là où ils étaient partis. Quand bien même nous aurions eu la liberté de partir à leur recherche sans craindre d'être suivis, nous ne saurions même pas par où commencer.
Vingt jours mélancoliques et monotones.
Et ce qui était douloureux, ce qui me décourageait même de me lever de mon lit, c'était la conscience qu'aujourd'hui allait sans doute s'ajouter à la pile des journées d'attente, sans changement, sans perspective d'amélioration.
Bien sûr, nous ne restions pas totalement inactifs, Al et moi aidions Sig Curtis à tenir la boutique en attendant le retour de son employé, parti voir sa famille pour deux semaines. Celui-ci devait revenir demain. Mais pour aujourd'hui encore, j'étais censée me lever, accrocher un sourire à mon visage et tenir la caisse, laissant à Sig le travail délicat et peu ragoûtant du débitage de la viande. Quand bien même j'aurais eu les compétences techniques nécessaires, le souvenir de Barry le Boucher continuait à me hanter, me dissuadant de passer trop de temps dans la chambre froide.
Tenir la caisse me convenait bien plus, même si je n'aimais pas particulièrement ce travail, il avait le mérite d'être dans mes compétences, et pourrait, qui sait, me resservir.
Il faut que je me lève...
Je lâchai un immense soupir, puis coulai hors du lit à contrecœur, attrapant de quoi m'habiller. Je défroissai machinalement ma chemise et ma jupe après les avoir enfilées, puis, en croisant mon reflet dans la glace de la coiffeuse, constatai que mes cheveux tenaient plus de la meule de foin qu'autre chose. J'entrepris donc de les démêler durant de longues minutes, sans le moindre enthousiasme. Quand enfin, ils retrouvèrent figure humaine, je les rattachai en queue de cheval.
Hors de question de travailler dans la boutique les cheveux détachés, ce serait dégoûtant. D'ailleurs, pour faire les choses bien, il aurait fallu que je les attache en chignon, mais je n'avais jamais réussi à faire quelque chose qui tienne plus de quelques minutes et avais fini par renoncer.
Aussi prête que je pouvais l'être, je sortis de ma chambre et je descendis les marches à pas lents. La porte vitrée qui donnait sur le jardin était constellée de pluie, et un ciel gris, épais comme un couvercle, pesait sur nous, achevant de me saper le moral. L'automne était bel et bien là.
Je poussai la porte de la cuisine et trouvai Al, assis devant son bol de thé, fixant la fenêtre d'un regard vide, comme si ce qu'il regardait n'existait pas vraiment. Je n'avais pas besoin de lui demander à qui il pensait pour le savoir. J'étais dans la même situation que lui.
Alors, oui, j'avais pris conscience, peu avant son départ que je n'étais sans doute pas vraiment amoureuse, mais c'était mon ami d'enfance et je tenais énormément à lui, même si les derniers événements avaient créé chez moi une pointe de peur face à son caractère ombrageux. Il n'avait pas retenu ses coups contre Al, et il s'était battu contre les militaires, quitte à être exclu de l'armée. C'était comme s'il était devenu un animal sauvage.
En même temps, je ne pouvais qu'imaginer ce qu'il avait ressenti en découvrant qu'il avait donné naissance à un Homonculus à l'apparence de sa mère, ce qui lui était passé par la tête en réalisant que Cub portait son bras et sa jambe. Lui avait volé son bras et sa jambe. Enfin, moi-même, je ne savais plus quoi en penser. Et ils n'étaient plus là pour que je leur pose la question.
Je m'étais figée à l'entrée, abattue par ces questions. Quand je le réalisai, je sortis de ma léthargie en m'ébrouant et me dirigeai vers la gazinière pour refaire du thé. Al m'entendit et se retourna vers moi, sans perdre totalement le vide déchirant de son regard. Je me sentais le cœur serré à chaque fois que je le regardais dans les yeux.
— Bonjour, fis-je, songeant qu'il faudrait inventer une salutation différente pour les mauvais jours.
— Bonjour, lâcha-t-il d'une voix distante.
— Ça va ?
Il hocha les épaules.
— On fait aller. Et toi ?
— Pareil.
Je m'attablai en face de lui avec un vague sourire, puis me fis quelques tartines, sentant tout le poids du silence de la maison.
Dire que l'ambiance avait changé depuis les derniers événements était un doux euphémisme. La moitié des personnes qui vivaient ici avait disparu, et ce n'était pas la moins bruyante. Entre Edward et son caractère de cochon, Cub, Homonculus peut-être, mais curieux et joueur avant tout, et Izumi, matrone aussi caractérielle que généreuse, je ne savais pas qui mettait le plus d'animation jusque-là. Mais maintenant, les repas se déroulaient pour la plupart dans un silence pesant.
Sig Curtis n'avait jamais été un grand bavard, mais le désespoir de ne plus être aux côtés de sa femme était palpable et le rendait encore plus taciturne. Quand, un matin, je l'avais rejoint pour ouvrir la boutique et trouvé en larmes, j'avais senti mes convictions s'effondrer. Je ne le connaissais pas depuis si longtemps, mais je l'avais assez côtoyé pour voir en lui une forteresse sur laquelle rien n'avait prise, austère, mais rassurante. Mais finalement, il était humain, comme Al et moi.
Une autre chose qui rendait l'ambiance encore plus rigide, c'était l'omniprésence des militaires. Il y en avait un dans la boutique, toujours prêt à espionner les discussions et scruter les passants, et deux autres, collés à mes basques et celles d'Alphonse.
Cela nous avait scandalisés au début, et nous nous étions retrouvés, les nerfs limés par leur omniprésence, râlant contre eux, leur demandant des moments de tranquillité qu'ils nous refusaient, puisque leur tâche était officiellement de nous protéger d'une éventuelle attaque, officieusement de surveiller à chaque instant qu'Edward ou Izumi ne tentait pas de reprendre contact. Mais avec cette escorte permanente, quand bien même ils l'auraient voulu de tout leur cœur, jamais ils n'auraient pris le risque.
Difficile de ne pas les haïr quand leur simple présence nous isolait sur un îlot qui nous coupait, non seulement des fugitifs, mais même, du monde en général. Qui aurait envie d'entamer la discussion avec l'un d'entre nous alors qu'un militaire le suivait comme son ombre, franchement ? Même la fréquentation de la boutique était impactée par leur présence.
Dire qu'Izumi détestait les militaires, si elle voyait ça, elle entrerait sans doute dans une rage folle. Mais ni Sig, ni Al, ni moi n'étions des rageux. Alors on subissait. En silence. Patiemment.
On attendait. On ne savait pas trop quoi, au juste. Un signe, un événement qui changerait la situation, tout en se disant que vu le contexte, il serait forcément mauvais. Nous mourrions d'envie d'avoir de leurs nouvelles, mais étant conscients que si elles arrivaient, elles seraient mauvaises, nous acceptions le silence à contrecœur.
Nous tolérions la présence des militaires, essayant de continuer à vivre malgré ce poids, malgré cet uniforme bleu vif au coin de l'œil qui nous rappelait en permanence que nous n'étions pas seuls, que nos conversations étaient surveillées, que nos vies étaient sous contrainte. Et le pire, c'est que nous nous rendions compte que, peu à peu, nous finissions presque par nous habituer à ce qui était devenu notre quotidien.
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Bras de fer, gant de velours - Quatrième partie : En coulisses
FanfictionSuite aux événements de Dublith, Edward a disparu sans laisser de traces, laissant un grand vide dans la vie de son entourage. Où est-il ? Que fait-il ? Comment va-t-il ? Alors que les questions se bousculent encore, les uns et les autres sont empo...