Chapitre 6 - 8 : Colocataires (Roxane)

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Angie profita des quelques minutes de trajet pour tracer à grands traits le portrait de son père et le vide béant de son absence. Je sentis la colère qui l'animait quand elle évoqua la maladie et la mort de sa mère, alors qu'il avait disparu. Personne ne savait où il était. Avec son frère, ils avaient remué ciel et terre pour trouver où le recontacter, envoyé des dizaines de lettres à tous ceux dont ils avaient pu trouver le nom dans son bureau d'Alchimiste dans l'espoir que quelqu'un le ramène à la maison, dans l'espoir que sa femme puisse le revoir au moins une fois.

Je me rendis compte à ses paroles, qu'il en voulait beaucoup plus à son père d'avoir abandonné sa mère que de l'avoir abandonné, lui. Cette idée me toucha profondément et m'amena l'ombre d'un sourire.

C'est exactement le genre de détails qui font que je ne peux jamais me mettre réellement en colère contre lui, pensai-je, lasse et attendrie à la fois.

— Ce qui m'inquiète, c'est qu'il m'ait reconnu, malgré... tout ça, fit-elle en désignant sa tenue d'un geste. Je pensais que j'étais un peu plus méconnaissable que ça...

— C'est vrai que c'est étonnant, surtout si tu ne l'as pas vu depuis dix ans... Peut-être que c'est ça, la voix du sang, fis-je, songeuse.

Est-ce que je reconnaîtrais ma mère en la voyant ? Et elle, est-ce qu'elle me reconnaîtrait ?

En songeant à ça, je laissai mon regard traverser la vitre du bus pour se perdre dans le vague des rues mal éclairées. Je n'avais qu'un souvenir flou d'elle. Elle sentait bon, avait des yeux aux longs cils, et des cheveux roux qui formaient une auréole autour de son visage pâle, et elle était tellement, tellement belle. J'étais incapable de dire si elle avait les yeux verts, bleus ou marron, si elle était grande, ou quelle était la forme de son visage, seule me restait cette impression générale d'amour et d'admiration.

La tristesse ressurgit dans le sillage du souvenir du jour où elle m'avait emmenée à l'orphelinat. Je n'avais jamais su pourquoi exactement elle m'avait laissé là, mais malgré cet abandon, je n'étais jamais parvenue à lui en vouloir, car ce jour-là, du haut de mes six ans, j'avais senti à ses mots, à ses larmes, qu'elle n'avait pas d'autre choix que de me laisser ici. Et même si l'idée me glaçait le cœur, il se pouvait bien qu'elle soit morte peu de temps après m'avoir laissée. Malheureusement, je n'espérais même pas la revoir. D'une certaine manière, Edward avait de la chance.

— Je suis désolé, souffla Angie. Je vais tout faire pour vite retrouver un travail.

Je tournai la tête vers lui et réalisai à son expression vaguement inquiète que la tristesse avait dû envahir un peu trop mon visage. Je me ressaisis et retrouvai mon sourire habituel.

— T'as intérêt, oui ! Ne compte pas sur moi pour payer toutes les factures seule !

— Je ne te l'ai jamais demandé ! grommela-t-il.

— Allez, dégourdie sans malice, va !

— C'est quoi cette expression de vieux ?

— Une marque d'affection.

Quand le bus s'arrêta à notre arrêt et nous laissa descendre, nous nous chamaillions de nouveau, comme si rien de grave ne s'était passé. Et malgré la nuit, le vent et le froid, malgré le travail fatiguant de serveuse, malgré la perspective de devoir faire des journées plus longues à courir après les commandes et à être aux petits soins pour les clients sous l'œil d'une tenancière acariâtre, je me sentis joyeuse. En voyant le vent déplumer les arbres et les feuilles d'or danser dans l'éclat de réverbères, n'acceptant de ne tomber qu'après avoir fait de spectaculaires pirouettes, je me fis cette réflexion. Tomber, oui, mais pas sans avoir montré tout son potentiel.

Bras de fer, gant de velours - Quatrième partie : En coulissesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant