Chapitre 5 - 10 : le col du Loup Hurlant (Steelblue)

27 5 0
                                    


Les jours suivants s'écoulèrent dans un brouillard dont je ne gardai presque aucun souvenir. Les rares moments où je reprenais conscience, je sentais juste que j'étais dans un vrai lit, chose que je n'avais plus vécue depuis des mois, et que mon corps était lourd et perclus de douleurs.

Je me souvenais aussi du froid, un froid intense qui s'immisçait en moi, me glaçant de l'intérieur. Est-ce que j'étais mort ? Non, sans doute pas. Est-ce que j'allais mourir ? Peut-être...

Le poids des couvertures pesait sur moi et m'étouffait sans parvenir à me réchauffer. Quand je parvenais à sortir d'un néant dont je ne parvenais pas à savoir si c'était un sommeil ou un demi-coma, des bras m'entouraient pour m'aider à me redresser et boire. Je ne savais même pas ce qu'on me faisait ingérer, c'était juste chaud et salé. Cela me demandait un effort énorme d'avaler ça, mais m'alimenter, même si peu, me réchauffait un peu, et si je parvenais à penser, je me rappelais qu'il fallait cela pour vivre.

Dans cet état de demi-conscience, les mains chaudes qui me touchaient me rappelaient Gracia, et je m'y raccrochais désespérément. Ne pas mourir, pour la revoir. Pour revoir Elysia. Je répétais dans ma tête la berceuse de ma fille, pour me raccrocher à quelque chose, enfermé dans un état de faiblesse qui ne me permettait pas de faire partie du monde extérieur. Je rêvais de cette petite main qui tiendrait de nouveau la mienne. Je rêvais d'un baiser déposé sur mon front par ma femme qui me manquait plus que jamais. J'avais le sentiment confus que si j'oubliais cela, je disparaîtrais complètement.

Enfin, au bout d'un temps qui me parut durer une éternité, je m'arrachai à cette torpeur et parvins à prendre conscience.

Au prix d'un effort presque insurmontable, j'ouvris les yeux, observant ce qui m'entourait, peinant encore à mettre au point. Des murs de pierre sombre, nus, austères et sans fenêtre. J'étais dans un lit, couvert de couvertures et de peaux de bêtes qui ne parvenaient pas à me réchauffer complètement. Quelqu'un avait glissé une bouilloire sur ma poitrine, et la chaleur qu'elle diffusait sur le reste de ma peau ne faisait que faire ressortir davantage la morsure du froid sur le reste de mon corps. En tournant les yeux à ma gauche, je vis une silhouette familière sur laquelle je ne parvins pas à mettre un nom, en train d'écrire sur la table de bois rustique adossée au mur derrière moi. J'entendais le son de sa plume gratter le papier avec une lenteur appliqué, et pendant les minutes qui s'écoulèrent, j'écoutais le silence profond des lieux, troublé seulement par ce bruit étrangement apaisant.

J'observai son profil éclairé par une lampe à pétrole, ses cheveux châtains et épais qui cascadaient sur son dos, sa peau mate, ses yeux rouge sombre, ses lèvres pleines, et réalisai à quel point elle était belle. J'étais étonné de me rendre compte que j'étais encore en vie, j'avais l'impression de rejoindre la rive après avoir été pris dans un courant qui m'avait porté bien au-delà de ce que je pensais possible. Je repensai à la dernière fois que j'avais vécu cela, où j'avais vraiment cru que j'allais mourir, quand Envy m'avait attaqué. Envy, les Homonculus, le complot. Une pointe d'angoisse remonta, me sortant de ce détachement apaisé. Il y avait des choses que je devais faire.

La femme reposa sa plume, fit craquer ses doigts et se tourna vers moi. En voyant que j'avais les yeux ouverts, son visage s'éclaira.

— Steelblue, vous êtes réveillé.

— Oui, croassai-je.

Je fus surpris d'entendre à quel point ma propre voix était rauque. Elle se leva et s'assit sur le lit pour mieux m'entendre sans doute, et posa une main chaude sur mon front.

— Vous nous avez fait une grosse frayeur.

— Je suppose...

— Vous vous êtes pris deux balles, dont une dans l'épaule. Vous avez perdu tellement de sang qu'on s'est vraiment demandé si on pourrait vous sauver.

— Ah...

C'était donc pour ça que je me sentais si vide, gelé, faible.

— Vous êtes resté inconscient ou presque depuis six jours. On a sérieusement songé à aller au village demander un médecin vu votre état, mais avec le temps qu'il faisait ça aurait été encore plus dangereux, et le ramener ici...

— Six...

Je restai stupéfait. J'aurais dû me douter que j'avais perdu la notion du temps, mais je ne m'attendais pas à avoir perdu pied avec la réalité pendant près d'une semaine.

— Et les autres ? murmurai-je d'une voix faible.

— Les autres vont bien, même s'il y a eu des blessés. Scar a pris une balle dans le bras droit, son tatouage est abîmé, il ne fonctionne plus.

— Mince...

— Mais ce n'est pas trop grave, nous sommes en sécurité maintenant.

Je fermai les yeux, poussant un long soupir. Personne du clan n'était mort. Même pas moi. C'était un immense soulagement pour moi que cette idée n'ait pas provoqué de catastrophe. Je m'en serais tellement voulu si Samina ou quelqu'un d'autre était mort par ma faute.

— Merci d'avoir lutté pour trouver une solution, souffla l'Ishbale en prenant la gourde d'eau posée sur un coin de la table pour m'aider à boire. Sans votre idée, nous serions restés dans cette grotte jusqu'à ce que le froid nous tue. Les premières neiges sont arrivées, la cime est déjà couverte, et bientôt, le col sera impraticable.

— C'est une bonne nouvelle... je suppose.

Elle m'aida à boire, et je sombrai de nouveau dans l'inconscience.

Après ce réveil et ce retour à la réalité, les choses allèrent de mieux en mieux. Malgré tout, il me fallut plusieurs semaines pour me rétablir. Je m'étais considérablement affaibli, et au début, je ne faisais que manger et dormir, à peine capable de quitter mon lit. 

Puis au fil du temps, je retrouvai un peu d'énergie, assez pour pouvoir me lever et passer du temps assis dans le lit à lire les registres tenus par les anciens propriétaires des lieux, qui extrayaient de l'argent de la montagne attenante et le faisait passer par des circuits manifestement illégaux. 

Mes penchants d'enquêteurs avaient repris le dessus, et faute de pouvoir me lever et arpenter les lieux, je passai le gros de mes journées à étudier tous les papiers que je pus me remettre sous la dent, découvrant que métaux précieux, drogues, armes et même esclaves étaient passés par ici. Ce n'étaient pas des pillards paresseux... ils faisaient partie d'un vrai réseau.

Ces lectures me passionnaient autant qu'elles m'effaraient, mais je finissais bien souvent épuisé d'avoir sous-estimé l'effort qu'elles demandaient. Pouvoir me lever et tenir à table pendant un repas complet fut ma première grande victoire. Les Ishbals m'accueillirent chaleureusement, rassurés de me voir remis sur pied, et je me sentis touché par leur réaction. Je mangeai avec appétit et renouai un peu plus avec la réalité. 

Je réalisai que cette idée que j'avais eue nous avait sans doute à tous sauvé la vie. Les lieux étaient secs, chauffés, avec des réserves conséquentes de charbon, de nourriture, mais aussi des armes en quantité impressionnante. On me raconta le reste de l'assaut, comment Scar et Salim avaient finalement réussi à percer la défense, comment ils avaient tué la plupart des gens et emprisonné les survivants. Des brigands partis attaquer les villageois, presque aucun n'était revenu, ce qui laissait supposer que ceux-ci s'étaient bien défendus. Cette idée me soulagea, même si je sus qu'il faudrait attendre un long moment avant de retrouver assez de force et d'endurance pour retourner en contrebas.

En attendant, nous étions en sécurité, et cette situation nouvelle laissait à tous un sentiment de flottement improbable. Le quotidien reprit sa place, entre les feux, la cuisine, la surveillance des mines et la connaissance des lieux. Au bout d'un mois et demi, je m'étais senti le courage de tenter une première excursion de chasse, dont je ramenais plusieurs lièvres. Celle d'aujourd'hui, où Samina et moi avions rapporté deux bouquetins, était la deuxième.

J'étais encore épuisé par le poids de la bête et la marche laborieuse, et mon corps tout entier protestait sous l'effort, mais en même temps, je me sentais immensément satisfait de retrouver une utilité au sein du groupe qui m'avait soigné et nourri à un moment où je ne leur apportais plus rien. Et surtout, j'avais la satisfaction de me dire que j'avais enfin retrouvé une constitution suffisante pour tenter une expédition jusqu'au village malgré la neige, et redonner des nouvelles à Roy, qui avait trop attendu.  

Bras de fer, gant de velours - Quatrième partie : En coulissesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant