Chapitre 6 - 1 : Colocataires (Roxane)

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« Chères amies, Tommy, et tous ceux qui liront cette lettre par-dessus votre épaule.

Je suis désolée de ne pas avoir donné de nouvelles depuis mon dernier appel, le jour de mon arrivée. La vérité, c'est que j'ai été encore plus occupée que je l'étais à Lacosta. Je ne pensais pas que c'était possible !

J'ai déjà visité quelques agences, et même si les auditions que j'ai passées n'ont rien donné pour le moment, je suis gonflée à bloc. Je suis avec une fille qui veut aussi devenir chanteuse et danseuse, du coup, on se serre les coudes. On a trouvé une colocation ensemble et on se motive mutuellement à travailler. En attendant que ça décolle, on a trouvé un boulot d'appoint comme serveuses dans un salon de thé. Ça va, je ne suis pas trop dépaysée. »

Je relevai mon stylo, m'accoudai à la table qui tangua à ce geste, et mordillai machinalement mon capuchon, jetant un coup d'œil circulaire à la pièce.

C'était un studio mansardé des plus modestes, éclairé par une ampoule nue dont le fil semblait se tortiller dans une tentative d'évasion perpétuelle. Quand il faisait jour, la lumière venait de l'unique vasistas donnant sur les toits de la ville, avec la tour de l'horloge dominant le reste, et, plus lointain, le dôme élégant de l'opéra qui semblait me faire signe. Face à moi, un petit coin cuisine avec un évier de métal et un poêle vétuste nous permettait de cuisiner à condition d'être très patientes. À même le sol, deux matelas qui occupaient le gros de l'espace et que nous relevions contre le mur en journée, avant de rouler les couettes et oreillers pour les caler au pied de la mansarde. Nous mettions à côté les ustensiles de cuisine, avec les sacs de pâtes, de riz, quelques conserves, un demi-chou et quelques carottes posés sur un sac de toile de jute. Les condiments, l'huile et le vinaigre étaient rangés dans un carton à côté duquel se trouvaient mes partitions empilées. À sa droite, soigneusement rangé dans une boîte à chaussures, notre coffre au trésor, contenant une perruque noire, la photo signée que l'équipe du cabaret avait offerte à « Iris » en remerciement, mon unique moufle verte, la montre d'Alchimiste d'État et d'autres menus objets qui avaient à nos yeux une valeur particulière.

La table à laquelle j'étais accoudée était du vert sombre du mobilier de jardin et c'est ce qu'elle était à l'origine, avec les deux chaises un peu rouillées que nous avions trouvées en fouillant les encombrants. Elles étaient pliables et nous étions lasses de manger par terre, aussi n'avions-nous pas hésité à les prendre et à les traîner sur huit étages.

Derrière moi, nous avions bricolé une penderie de fortune en fixant un manche à balai dans le renfoncement du mur pour y suspendre nos vêtements. Les chaussures étaient bien alignées à leurs pieds. Les six cartons empilés qui faisaient office d'étagères pour ranger le reste de nos habits et le linge étaient pour l'instant tristement vides.

C'était petit, très rustique, pour ne pas dire miteux. Faute de place, les chiottes et la douche étaient sur le palier, comme souvent dans les anciennes chambres de bonnes. Il y avait de sacrés courants d'air, il fallait espérer que l'hiver ne serait pas trop rude.

Mais voilà. C'était chez moi. C'était chez moi, à Central City, et la présence d'Edward sous son déguisement d'Angie transformait toutes les adversités en aventures cocasses. J'avais retrouvé la complicité moqueuse que nous avions quand nous enquêtions ensemble sur Ian Landry, et je m'étais vite rendu compte que cela m'avait beaucoup manqué.

Mais il était difficile de raconter tout ça à mes amis de Lacosta, puisqu'il était recherché par l'armée, et, si je leur faisais confiance, l'information restait sensible. Si on faisait abstraction de sa présence, le quotidien n'était pas vraiment glorieux. Heureux, mais pas glorieux. Ce n'était pas tout de suite que je pourrais leur envoyer les affiches promises.

Je mâchonnai encore un peu mon stylo, puis repris mon écriture :

« Je vis avec pas grand-chose pour le moment, mais ça ne me gêne pas, et puis ça ne devrait pas durer. Le quotidien avec Angie n'est vraiment pas ennuyeux. Elle est... »

Je me figeai de nouveau. Complètement rocambolesque ? Il y avait de ça, mais c'était peut-être un peu exagéré de l'écrire.

« Elle est très drôle », concluais-je plus sobrement, sans pouvoir m'empêcher de sourire toutefois.

Je me demandais ce que j'allais pouvoir ajouter après ça quand la porte cliqueta et s'ouvrit, laissant passer ma fameuse colocataire à la double identité, Angie le jour, Edward la nuit. Malgré tout, quand on voyait la jeune fille qui venait d'entrer dans la pièce, les bras chargés par un vieux panier de linge dont le pourtour avait été mâchonné, avec sa queue de cheval ébouriffée, son crâne constellé de barrettes tentant de discipliner ses mèches rebelles, ses grosses lunettes rondes et son pull trop grand enfilé par-dessus une robe fleurie, il était dur de supposer qu'elle avait pu appartenir à l'Armée.

Surtout avec cet air de chiot pris en faute.

— Roxane... commença-t-elle d'un ton empreint de culpabilité.

— Oui ?

— J'ai... j'ai eu un problème avec la lessive, bredouilla-t-elle en posant le panier sur le lit.

Bras de fer, gant de velours - Quatrième partie : En coulissesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant