Chapitre 5 - 9 : le col du Loup Hurlant (Steelblue)

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Je remontai avec les munitions et les nouvelles de la vallée, et nous reprîmes les préparatifs, la boule au ventre. Tirer pour se défendre et attaquer, ce n'était pas la même chose. J'espérais que les autres ne m'en voudraient pas de les avoir embarqués là-dedans. Après un solide repas qui pouvait bien être le dernier, nous nous mîmes en route. Le prêtre, Asmi et quelques autres restèrent, mais la plupart vinrent avec nous, notamment Samina, qui avait décrété qu'elle était assez en forme pour prendre les choses en main.

La vision de la jeune femme, amaigrie, les mains fermées sur l'un des fusils, les yeux brillants d'une résolution endolorie me remua. En acceptant de prendre part à l'attaque, non seulement elle risquait sa vie, mais elle sacrifiait le salut de son âme. Je m'attendais à ce que les hommes de la bande la découragent, mais nous étions trop peu nombreux pour refuser de l'aide, et en réalité, personne ne tenait tête à Samina.

La bruine glaçait l'air humide qui s'insinuait dans nos vêtements, nous collant le frisson au bout de quelques minutes de marches. Face à la brume, je craignis un moment de ne pas reconnaître le trajet, mais je parvins finalement à retrouver des repères et remonter le chemin que j'avais déjà pris une première fois. Il me suffisait de suivre mon instinct pour répéter les mêmes gestes, et il ne fallut pas si longtemps pour parvenir à la fameuse crevasse. En regardant la fente, tout le monde me regarda avec une incrédulité scandalisée.

— L'entrée est ici. Autant dire que c'est impossible à deviner si l'on n'est pas tombé dessus.

— Littéralement.

Nous nous affairâmes à fixer une corde pour descendre dans ce trou noir, sécurisant bien l'attache. Si les choses ne se passaient pas comme prévu, il fallait au moins que nous puissions remonter rapidement pour fuir. Les premières personnes commencèrent à descendre quand des coups de feu lointains résonnèrent.

— Les villageois se sont fait repérer... murmurai-je.

— On se dépêche ! tonna Scar. C'est le moment d'attaquer !

À ces mots les Ishbals se pressèrent J'avais expliqué le chemin à prendre, le trou indevinable de là où nous étions, et ils s'y engouffrèrent sans attendre. Je descendis à mon tour, après un dernier coup d'œil au col perdu dans la brume, priant pour que la journée ne soit pas trop sanglante. Le boyau crasseux était plongé dans une pénombre à laquelle mes yeux eurent du mal à s'habituer. Je rampai vers le tunnel en distinguant à peine la lueur des torches que les Ishbals avaient préparées. Nous n'étions que treize à monter à l'assaut, et même si nous avions peu d'informations, une chose était sûre : nos ennemis étaient plus nombreux et mieux équipés. Notre seul atout était l'effet de surprise, il fallait en tirer parti le plus possible.

À l'approche de l'entrée emmurée, tout le monde se tut. Samina appuya son oreille sur le mur comme je l'avais fait la veille.

— J'entends des machines, et une discussion. Ils parlent fort pour couvrir le son, mais je les entends mal. Ils sont peut-être loin...

— Ou le mur étouffe le son, et ils sont en réalité tout proches, marmonna Rayn entre ses dents.

— On va vite le savoir... murmura Scar en faisant craquer ses phalanges.

Le combat était imminent, et pendant que Scar s'apprêtait à exploser le mur de l'entrée, chacun chargea son arme. Je jetai des regards à ces gens que je voyais peut-être pour la dernière fois, Salim qui se mordait la lèvre, Samina qui observait son arme avec une expression renfermée qui me fit froid dans le dos. Tous savaient que l'heure de tuer ou mourir avait sonné.

Scar posa la main sur la paroi, et des éclairs rouges jaillirent, arrachant la pierre de sa structure. La destruction était moins bruyante, plus contrôlée que ce qu'il faisait d'habitude, et les deux silhouettes qui nous tournaient le dos ne remarquèrent rien au milieu du vacarme. La troisième, un homme qui nous faisait face, se prit un couteau en plein front avant même d'avoir eu le temps de pousser un cri.

Salim et Rayn, les deux plus habiles, escaladèrent furtivement les éboulis pour neutraliser les deux hommes. Un craquement sinistre, une giclée de sang, et les deux corps tombèrent au sol. Les deux Ishbals observèrent les alentours avant de nous faire signe de les rejoindre, renonçant à parler avec le brouhaha. Je m'extrayais du couloir condamné, me retrouvant à marcher sur des débris de planches et des éboulis. Ce n'était pas étonnant qu'ils n'aient pas regardé dans notre direction, le mur était tellement encombré de débris qu'on oubliait presque qu'il y avait eu une autre entrée ici.

— Jusque là, ça va, murmura Scar, mais il faut remonter vers la forteresse.

— C'est dans cette direction, désignai-je sans hésiter, avant de m'agenouiller pour récupérer mon couteau.

Les Ishbals observaient les alentours, vérifiant qu'il n'y avait pas d'autres ennemis. Tant qu'il n'y avait pas de coups de feu, personne ne se poserait de questions.

— Ne traînons pas, il faut profiter de la diversion des villageois.

Notre avancée dans les boyaux fut aussi rapide et furtive que possible. Un éclairage électrique de fortune dispensait de loin en loin une lumière poussive, tout juste assez pour voir où on mettait les pieds et éviter les caisses de bois. Je remarquai, un peu distrait, des silhouettes d'oiseau blanc peint au pochoir. Un homme tomba sur nous, et n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche avant que la main de Scar ne s'abatte sur son visage. Il le tua sans même cesser de marcher, les yeux rivés en avant. Il ne fallait pas traîner. Jusque-là, les choses se passaient étonnamment bien, mais nous arrivions dans des sortes d'entrepôts, et ce n'était plus qu'une question de secondes avant que la bataille n'éclate.

À couvert d'une impressionnante pile de caisses, je jetai un coup d'œil. En face, au milieu des caisses et du matériel d'empaquetage, quatre personnes attablées jouaient aux cartes en se chamaillant. Ils ne se doutaient de rien. Malheureusement, ils étaient trop loin et trop nombreux pour les attaquer au corps à corps.

À grand renfort de gestes, chacun s'attribua une victime et la mit en joue. Quelques secondes suspendues, et un tonnerre de coups de fusil éclata. Les hommes tombèrent à terre, sauf un qui n'avait été que blessé et hurla à pleins poumons.

— ON NOUS ATTAQUE ! ON NOUS ATTAQUE !

Un coup de fusil le fit taire, mais il était trop tard. Tout le monde fonça pour progresser vers le mur opposé et l'entrée de la forteresse. Une porte claqua, laissant passer trois personnes bien armées, et d'autres suivraient sans doute. J'ouvris immédiatement le feu pour les repousser, cherchant où me mettre à couvert au plus vite. Scar était devant et leur tomberait bientôt dessus, les autres, derrière, étaient abrités par un des nombreux empilements de caisses. Et moi, j'étais à découvert, tirant toutes mes balles, je me ruai vers la table que je comptais faire tomber et utiliser comme refuge.

C'est à ce moment-là que je fus blessé. Une balle me percuta de plein fouet et me jeta à terre. Le choc fut tel que je ne parvins même pas à avoir mal, juste un sentiment de vide intense, une rupture, comme si j'étais arraché de moi-même. Je n'étais même pas capable de dire où j'étais blessé. Je sentis confusément que c'était grave. Les sons me parvenaient étouffés, les mouvements flous, les coups de fusil qui claquaient, le contact du sol qui pesait sur moi. Je me demandai si j'étais en train de mourir sans parvenir à réfléchir davantage. J'entrevis les pieds de Samina courir vers moi dans un brouillard flou, je sentis sa poigne sur mon épaule tandis qu'elle me retournait et je levai des yeux brouillés vers elle.

Son visage fut la dernière chose que je vis avant de sombrer complètement. 

Bras de fer, gant de velours - Quatrième partie : En coulissesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant