Le ciel était d'un blanc presque translucide, qui aveuglait le regard et grignotait les silhouettes des sapins. Je pris une grande inspiration et l'air glacé me brûla les poumons, achevant de me réveiller. Je balayai du regard la vallée qui s'étendait en contrebas, renfoncée dans une épaisse couche de neige d'où surgissaient les arbres et les villages, comme autant de récifs dans une mer immaculée. Malgré le froid mordant et le lieu inhospitalier, j'étais toujours frappé par la beauté de ce paysage de montagne, que j'avais bien connu enfant, et que je ne pensais pas retrouver dans ces circonstances. Cela m'émouvait toujours un peu.
Je rajustai la sangle de cuir de mon fusil de chasse, renfonçai le nez dans mon écharpe, et fis signe à Samina de venir. Malgré ses habits de laine et sa capuche de fourrure, elle grelottait déjà de froid. Le sang d'Ishbal n'aidait pas à résister au climat austère des montagnes du Nord... Mais en vérité, peu d'humains le pouvaient, et c'était tout l'intérêt : dans un lieu si reculé, les militaires ne risquaient pas de venir nous chercher.
Si j'étais sorti ce matin de notre tanière alors que j'étais encore affaibli, c'était pour partir en chasse. Les réserves baissaient, et avec ces températures, nous ne pouvions pas nous permettre de ne pas nous nourrir. Si nous parvenions à lever deux ou trois lapins, cela nous redonnerait un peu d'énergie. Je marchai dans la neige verglacée qui s'enfonçait par à-coups, me dirigeant en contrebas du col du loup hurlant après un dernier regard pour la forteresse encaissée au creux des flancs abrupts de la montagne, ce bâtiment perdu qui était devenu notre refuge.
Le Col du loup hurlant avait sans doute été nommé ainsi à cause des sommets acérés qui déchiraient le vent du Nord pour transformer ses sifflements en plaintes. Dans les villages aux alentours, on racontait qu'un loup blanc aux dimensions monstrueuses attaquait les imprudents qui s'aventuraient trop haut dans les montagnes.
Quand j'étais enfant et que j'étais venu passer des vacances ici, cette histoire m'avait terrifié au point que je n'avais plus réussi à dormir, persuadé que la bête allait redescendre dans le village et m'arracher à mon lit en me traînant par les pieds. Mon grand-père avait découvert mes insomnies, et m'avait avoué au coin du feu que ce monstre, personne ne l'avait vu, que ce n'était qu'une chimère destinée à dissuader les jeunes d'aller dans ces versants prompts aux avalanches.
À moitié rassuré, j'avais accepté de retourner explorer les montagnes à ses côtés. Il m'avait guidé, et m'avait raconté bien plus que ce que j'aurais pu retenir en une vie, sur les plantes, les animaux, les sols traîtres, les chemins sûrs, les avalanches. C'était il y a longtemps maintenant, et il était mort depuis, me laissant pour héritage un savoir que ma mémoire avait effiloché au fil des ans. Je regrettais de ne pas avoir réalisé à l'époque à quel point ces connaissances étaient précieuses, qu'elles pourraient m'aider à survivre.
Malgré cela, nous nous en sortions finalement bien, après des semaines d'enfer, nous avions enfin trouvé un peu de protection et de stabilité. Il fallait rester prudent, toujours, mais cesser notre interminable exode faisait du bien.
J'avisai une trace et m'en approchai, reconnaissant les marques caractéristiques de sabots fendus. Un signe à Samina et elle s'approcha, se penchant à son tour.
— Ce sont des traces de chamois ? murmura-t-elle.
— Vu la forme, je dirais plutôt de bouquetin. En tout cas, elles sont fraîches, si on se débrouille bien, on devrait ramener de quoi festoyer d'ici ce soir.
À ces mots, elle esquissa un sourire triste, tiraillée sans doute entre la perspective d'un bon repas et celle de la mort d'un être innocent, et nous nous remîmes en route, suivant la piste de la bête. Sa peau brune était rougie par le froid, ses lèvres gercées, mais ses yeux rouge brun étincelaient comme s'ils reflétaient toute la lumière du ciel brumeux et de la neige.
C'était un petit brin de fille, de constitution plutôt fragile, qui ne déméritait pas au travail. Elle compensait sa faiblesse physique par une volonté de fer, celle-là même qui lui avait permis de survivre en pleine guerre et de surmonter la maladie. Sa vie âpre et les habits frustes qu'elle portait n'étaient pas parvenus à effacer sa beauté ni à briser son humanité. Elle avait aussi oublié d'être bête, et lors des moments d'ennuis, m'avait raconté la culture de son peuple, la signification des galons dorés qui ornaient leurs tenues avant la guerre, les chants d'une autre époque, les textes sacrés de sa religion. Bien consciente que cette culture qu'elle possédait sur son peuple s'était raréfiée, et que des pans entiers en étaient peut-être perdus à jamais, elle avait entrepris d'écrire un livre qui recenserait tous ses souvenirs, dans l'espoir qu'ils perdureraient.
Cette femme était, par certains aspects, plus courageuse que tous les militaires que j'avais rencontrés.
Au fil des semaines, puis des mois, j'avais appris à connaître de mieux en mieux les Ishbals avec qui je partageais ma vie. Je m'étais attaché à chacun d'entre eux, ce qui allégeait ma solitude sans jamais l'effacer complètement. Les liens que je tissais n'effaçaient pas le sentiment de trahison que j'éprouvais à l'idée que j'avais participé à leur déchéance. L'idée qu'ils découvrent un jour la vérité à mon sujet me nouait les entrailles.
Samina m'attrapa le bras, me tirant de mes pensées et me faisant tourner la tête. Elle désigna silencieusement quelques bouquetins qui tentaient de se nourrir d'un bosquet d'arbustes desséchés, en contrebas. Je lui fis un signe de remerciement, puis m'installai pour viser. Ils étaient un peu loin, mais la vue était dégagée et j'avais confiance en la qualité de mon arme. Nous étions contre le vent, ils n'avaient pas encore senti notre présence.
Je pris mon temps pour viser, respirant profondément, calculant, imaginant leur fuite. Si je me débrouillais bien, je pourrais peut-être en toucher deux avant qu'ils ne s'échappent hors de ma vue. De quoi nous nourrir un bout de temps. Mais rien ne me garantissait de ne pas faire chou blanc. La tension de la chasse coupa toutes mes autres pensées. À mes côtés, l'Ishbale accroupie fixait les animaux avec son sérieux habituel. Je savais qu'elle ne détournerait pas les yeux quand je tirerai. Elle regardait toujours la vérité en face, refusant la lâcheté d'éviter la violence.
Je pris une nouvelle inspiration profonde, puis tirai. Le premier coup fit mouche et l'une des silhouettes s'effondra tandis que les autres bondirent pour fuir. La détonation avait roulé comme un coup de tonnerre sur les flancs des montagnes, grondement terrifiant. Mon deuxième tir fut moins chanceux, et le troisième blessa l'un des mouflons dans la croupe, le laissant boiteux.
VOUS LISEZ
Bras de fer, gant de velours - Quatrième partie : En coulisses
FanfictionSuite aux événements de Dublith, Edward a disparu sans laisser de traces, laissant un grand vide dans la vie de son entourage. Où est-il ? Que fait-il ? Comment va-t-il ? Alors que les questions se bousculent encore, les uns et les autres sont empo...