Chapitre 8 - 3 : Doutes (Edward)

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J'étais assis sur une des chaises de métal du café Pralin, fixant l'homme en face de moi avec une méfiance non dissimulée, mes jambes se balançant machinalement sous le coup de l'agacement. Hohenheim regardait autour de lui avec un air lunaire, détaché du monde, qui me donnait envie de le frapper à chaque seconde. Comment pouvait-il être aussi serein après tout ce qu'il avait fait ?

Autour de nous, des tables et chaises vides, et un peu plus loin, la rue, où passait une voiture de temps à autre, l'était presque autant. Il n'y avait presque personne, le lieu idéal pour parler sans être écouté. Nous étions en novembre après tout, il fallait être idiot pour manger en terrasse alors qu'il faisait si froid. Seul un homme, assis quelques mètres plus loin à siroter un café après avoir terminé de manger une assiette garnie de frites, avait eu la même idée incongrue.

Après avoir suivi son regard pour observer aux alentours, mes yeux revinrent vers lui pour étudier le visage de cet homme qui nous avait abandonnés, et qui avait laissé mourir sa femme et nous avait laissés orphelins. Et voilà qu'à présent, il ressortait de nulle part, comme un fantôme !

Un fantôme, c'était peut-être ce qu'il était. J'avais un souvenir flou de son visage, mais il ne me semblait pas plus vieux que le souvenir que j'en avais. À croire que le temps n'avait pas d'emprise sur lui. Est-ce que ce qui me faisait office de père était un Homonculus ? Un ennemi de plus ? Était-ce seulement possible ? Cette idée me rendait nerveux, je ne savais pas quoi attendre de ce rendez-vous. Mais il m'avait reconnu instantanément, et s'il était avec l'ennemi, il était de toute façon trop tard.

— Mh... donc, comment tu vas ? fit-il maladroitement. Il t'est arrivé pas mal de choses on dirait...

Je le regardai d'un œil torve, me demandant comment il pouvait oser demander ce que je devenais après dix ans d'absence.

— Je ne vais pas raconter ma vie durant ces dix dernières années, rétorquai-je, tu n'avais qu'à être là.

Il eut l'air peiné, et ça m'agaça d'autant plus. Il s'attendait à quoi, que je lui saute dans les bras comme si nous nous étions quittés la veille ?

— Et toi, qu'est-ce que tu as fait pendant que Maman s'occupait de nous ? Qu'est-ce qui t'a paru plus important qu'elle au point de la laisser crever seule ? On a essayé de contacter tous ceux qui pouvaient te connaître, et tu avais disparu. Tu nous as abandonnés comme trois grosses merdes ! Il était où le vieux, pendant que Maman était en train de mourir de la grippe de l'Est ?

Si Roxane avait été là, elle m'aurait fait les gros yeux en sous-entendant que ma vulgarité me faisait sortir de mon personnage, mais je ne pouvais pas m'empêcher d'avoir des bouffées de colère. Ne pas me lever pour le rouer de coups relevait déjà de l'exploit à mes yeux.

— J'étais à Xing, murmura-t-il, les yeux brouillés, et j'en suis vraiment désolé.

— Qu'est-ce que tu foutais à Xing ?!

— Je...

Il laissa sa phrase en suspens, les yeux baissés, et je serrai les poings. Je n'avais pas le droit de le frapper ? Vraiment ? Visiblement, il n'avait même pas d'argument valable à m'opposer. Je détournai les yeux pour me calmer, observant les rues alentour. Au bout de la ruelle, une gamine en haillon et aux cheveux hirsutes avançait à pas hésitants. Elle n'avait même pas de chaussures, juste des chaussettes informes roulées sur ses chevilles trop maigres. Elle était plus jeune que moi, et s'était retrouvée à la rue. 

En la voyant, mon cœur se serra. Je pensai à l'argent que j'avais gagné en tant qu'Alchimiste d'état et songeai qu'il serait bien mieux utilisé à aider ce genre de personnes. Après tout, si Pinako n'avait pas été là pour nous recueillir, que serions-nous devenus, Al et moi ? Si elle ne m'avait pas donné la possibilité de marcher de nouveau avec un automail, quel aurait été mon avenir ? J'aurais pu, comme elle, avoir une vie de douleur.

Le serveur arriva avec nos plats, et je vis les yeux de la gamine briller d'envie, ce qui me culpabilisa d'autant plus. Je lui aurai bien offert à manger, mais actuellement, le peu que je gagnais était partagé avec Roxane, et après avoir perdu stupidement ma place au salon de thé, je me voyais mal dilapider un argent qui n'était pas le mien.

Je baissai les yeux vers mon assiette et pris ma fourchette, la gorge nouée. Je n'avais plus vraiment faim, moi qui me réjouissais de pouvoir me gaver sur le portefeuille du connard qui était censé être mon père.

Le connard en question se leva de sa chaise et se retourna, à gestes lents. La gamine se figea, ayant sans doute croisé son regard, et le fixa d'un air effrayé en le voyant faire signe d'approcher. Mes yeux allèrent de l'un à l'autre, désarçonné. Qu'est-ce qui était en train de se passer ?

Honenheim était dos à elle, et n'avait pas tourné la tête avant de se lever pour le regarder. Comme s'il savait déjà qu'elle était là. Comme s'il lisait dans mes pensées. La fillette s'était arrêtée à un mètre de la table. Elle était encore plus crasseuse, puante et misérable que je le pensais. Honenheim désigna la chaise et lui fit signe de s'installer à sa place.

— Mange, fit-il simplement.

Elle le regarda, incrédule, et ses yeux se brouillèrent de larmes. Il lui fallut sourire et répéter son geste pour qu'elle ose enfin s'asseoir face à moi, et elle regarda son assiette comme si c'était le plus beau cadeau de sa vie, avant de commencer à manger les frites. Elle leva les yeux vers moi comme pour partager son émerveillement, et je ne pus m'empêcher de lui rendre son sourire en voyant son visage illuminé de joie. Je mangeai face à elle, étonné d'être celui qui mâchait lentement, puis levai un regard hésitant vers l'homme qui restait debout à côté de nous, les mains dans ses poches, un peu débraillé, mal rasé, le sourire aux lèvres.

J'étais perplexe face à cette bonne action. Essayait-il de se racheter une bonne conscience, de se mettre en scène comme étant un bon gars ? Le geste était fort, tellement que je ne pus m'empêcher de me demander s'il ne se mettait pas en scène pour essayer de se rattraper. Est-ce que c'était une simple stratégie, pour me faire croire qu'il n'était pas un sombre connard, et obtenir ma confiance ? Je n'allais pas abandonner toutes mes réserves aussi facilement. Je savais qu'il était possible de jouer un rôle, Mustang prenait parfaitement celui du connard à l'occasion, et moi-même, je prétendais être une tout autre personne au quotidien. Au fond, ça ne voulait rien dire.

Enfin, il a essayé... et pour le coup, la joie de la gamine est on ne peut plus sincère, pensai-je en la voyant mâcher sa viande avec une expression de bonheur pur.

Quand je regardai de nouveau Hohenheim, ce fut avec une expression différente. Je ne lui faisais pas confiance, non, il ne le méritait pas... mais son geste avait réussi à calmer l'envie que j'avais de lui mettre un pain dans la gueule. Et je me demandais comment il avait su que cette petite clocharde était là, avant même de la voir. On aurait presque dit un pouvoir magique... Même si je ne croyais pas à la magie.

Finalement, il ne mangea pas et paya pour nous deux. La fille le serra dans ses bras et repartit après l'avoir noyé de remerciements, et il avait posé ses bras sur ses petites épaules sans exprimer le moindre dégoût pour ce corps sale et malodorant. Nous nous retrouvâmes à arpenter les rues, côte à côte. Je ne savais pas quoi dire. Je continuais à me demander pourquoi il était parti à Xing, pourquoi il n'était pas revenu, ni à la mort de Maman, ni après, et même si ma rage s'était évanouie, la rancœur, elle, était toujours bien présente.

— J'avais honte, murmura-t-il comme pour répondre à ma question. J'ai senti qu'elle était malade, mais je suis parti trop tard, et je n'ai pas pu être là à temps.

— T'as senti ? grognai-je. Tu es quoi, un devin ?

À ces mots, il sourit tristement et secoua la tête.

— Tu t'en doutes, n'est-ce pas ? Je ne suis plus humain depuis longtemps.

— ... T'es un Homonculus ? demandai-je du tac au tac en sentant monter une nouvelle bouffée de méfiance.

— Non, je suis un Immortel, répondit-il le plus naturellement du monde.

Je me figeai sur le trottoir, stupéfait.

— Tu me balances ça, comme ça ?

— Pourquoi prendre des détours alors que tu es méfiant de toute façon ? Je te dis la vérité, à toi de choisir comment l'accepter.

Bras de fer, gant de velours - Quatrième partie : En coulissesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant